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George Sand - Horace: Chapter 13-19
Notice
Chapter 1 - 5
Chapter 6 - 12
Chapter 13 - 19
Chapter 20 - 23
Chapter 24 - 26
Chapter 27 - 30
Chapter 31 - 33
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XIII.
Cette crise se termina par de longs sanglots. Quand
Marthe fut plus calme, elle voulut reprendre ce sujet
d'entretien, et manifesta une volonté qu'elle n'avait pas
encore indiquée depuis deux mois que nous vivions ensemble.
Elle parla de nous quitter, et d'aller habiter
seule une mansarde, où nos relations d'amitié ne seraient
plus attristées par l'humeur intolérante et intolérable de
Louison.
«Vous continuerez à m'employer à vos travaux, dit-elle;
je viendrai chaque jour vous rapporter l'ouvrage
que vous m'aurez confié. De cette manière, votre repos
ne sera plus troublé par ma présence; mais je sens que
j'avais trop présumé de mes forces en croyant qu'il me
serait possible de supporter ces querelles grossières et
ces lâches accusations. Je vois que j'en mourrais.»
Nous sentions bien aussi qu'elle ne pouvait pas subir
plus longtemps une pareille domination; mais nous ne
voulions pas l'abandonner aux ennuis et aux dangers de
l'isolement. Nous résolûmes de nous expliquer avec Arsène,
afin qu'il établît ses soeurs dans une autre maison.
On resterait associé pour le travail, et Marthe, que nous
aimions comme une soeur, ne cesserait point d'être notre
voisine et notre commensale.
Mais cet arrangement ne la satisfit pas. Elle avait une
arrière-pensée que nous devinions fort bien: elle ne pouvait
plus supporter la présence d'Horace, et voulait le
fuir à tout prix. C'était bien la plus prompte manière de
couper court à cet attachement dangereux; mais comment
faire comprendre à Arsène cette raison majeure
qui devait porter la mort dans ses espérances? Au point
où en étaient encore les choses, Eugénie se flattait de
tout réparer en gagnant du temps. Marthe guérirait;
Horace lui-même l'y aiderait par ses dédains, à mesure
qu'il s'éprendrait de la vicomtesse de Chailly, et peu à
peu Arsène se ferait écouter.
|
Tels étaient les rêves qu'elle
nourrissait encore. Le plus pressé était d'éloigner Louison
et Suzanne, dont la société commençait à nous peser
beaucoup à nous-mêmes, un instant de colère et de folie
de leur part détruisant tout l'effet de nos jours de patience
et de ménagements.
Ce fut Louison qui mit un terme à nos perplexités par
un changement subit et imprévu.
Dès le lendemain, à l'aube naissante, elle alla chuchoter
auprès du lit de sa soeur, si bas que Marthe, qui
sommeillait à peine, et qui pensa qu'elles tramaient
contre elle quelque noirceur, ne put rien entendre de ce
qu'elles se confiaient. Mais tout à coup elle vit Louison
s'approcher de son lit, se mettre à genoux, et lui dire en
joignant les mains: «Marthe, nous vous avons offensée,
pardonnez-nous. Tout le tort vient de moi. J'ai une mauvaise
tête, Marton; mais au fond, je vous plains, et je
veux me corriger. Viens, Suzon, viens, ma soeur; aide-moi
à ôter à Marthe le chagrin que je lui ai fait.»
Suzanne s'approcha, mais avec une répugnance que
Marthe attribua à un éloignement prononcé pour elle.
Marthe était bonne et généreuse; l'humilité de Louison
la toucha si vivement, qu'elle lui jeta ses bras autour du
cou, et lui pardonna de toute son âme, n'ayant plus le
courage de l'affliger en suivant son projet de la veille, et
ne sachant plus quel prétexte donner à la séparation
dont, à cause d'Horace, elle éprouvait si vivement le
besoin.
Nous fûmes tous fort émus du repentir de Louison, et
nous passâmes cette journée dans des effusions de coeur
qui parurent soulager Marthe d'une partie de sa tristesse.
Le soir, Eugénie, pour éviter de recevoir la visite
d'Horace, qui s'était annoncé pour cette heure-là, nous
proposa de faire un tour de promenade. Marthe accepta
avec empressement, et nous étions déjà tous sur l'escalier,
lorsque Louison dit qu'elle ne se sentait pas bien,
et nous pria de la laisser à la maison.
—Je me coucherai de bonne heure, disait-elle, et demain
je ne m'en ressentirai plus; je connais cela, c'est
ma migraine.
Elle resta donc, et, au lieu de se coucher, elle passa
sur le balcon. Ce n'était pas sans dessein. Horace, qui
venait pour nous voir, et à qui le portier assurait que
nous étions tous sortis, leva la tête, et vit une femme sur
le balcon. Comme il était un peu myope, il s'imagina
que ce devait être Marthe. L'idée lui vint de se venger
par quelque cruel persiflage de ce qu'il appelait une
rouerie de sa part; car il croyait que, s'entendant avec
Arsène, elle avait accepté ses soins et accueilli à demi
sa déclaration, pour le jouer ou mener de front deux intrigues.
Il monta l'escalier rapidement, et sonna tout essoufflé,
le coeur gonflé d'un plaisir amer et cuisant; mais lorsqu'au
lieu de Marthe, la fille d'Hérodias vint lui ouvrir
la porte, il recula de trois pas, et ne se gêna pas pour
jurer.
Louison ne s'effaroucha pas pour si peu; et, entrant
tout de suite en matière, elle lui adressa des excuses
aussi douces et aussi polies qu'elle put le faire, pour la
manière dont elle s'était conduite la veille avec lui.
Horace, tout émerveillé de cette conversion, lui promit
d'oublier tout; et trouvant qu'un peu de hardiesse
lui donnerait, à ses propres yeux, un air don Juan qui
compléterait son rôle à l'égard de Marthe, il appliqua
un gros baiser de protection familière sur la joue vermeille
et rebondie de la villageoise. Malgré sa pruderie
habituelle, elle ne s'en fâcha point trop, el lui parla ainsi:
«Si j'avais tant d'humeur hier soir, monsieur Horace,
c'est que je me trompais. Je m'étais imaginé, voyant mon
frère si épris de mademoiselle Marthe, que celle-ci consentait
à l'écouter en même temps qu'elle vous écoutait,
et que vous vous entendiez tous les deux pour tromper
mon pauvre Arsène.
—Je vous remercie de la supposition, répondit Horace;
permettez-moi de vous en témoigner ma reconnaissance
en embrassant cette autre joue qui fait des
reproches à sa voisine.
—Que celui-là soit le dernier, dit Louison en se laissant
donner un second baiser, non sans rougir beaucoup:
nous sommes bien assez raccommodés comme cela. Je
me disais donc comme ça que c'était bien vilain de la
part de Marthe d'écouter deux galants; foi d'honnête
fille, je ne savais pas que mon frère ne lui avait tant seulement
pas dit un mot d'amourette.
—Ah! dit Horace d'un air indifférent, c'est singulier!»
Et il commença cependant à écouter avec intérêt.
«Eh! pardine, vous le savez bien, peut-être, reprit
Louison. Il paraît (et c'est même bien sûr) que Marton
ne veut pas qu'on lui parle de se marier. Et puis, voyez-vous,
Monsieur (je peux bien vous dire ça entre nous),
Marton est fière, trop fière pour une fille qui n'a ni sou
ni maille; mais ça a des idées de princesse, ça lit dans
les livres, et ça voudrait filer le parfait amour avec un
jeune homme bien mis et bien éduqué. Elle trouve mon
pauvre frère trop commun, et d'ailleurs elle a la tête
montée pour un autre que vous savez bien.
—Le diable m'emporte si je le sais, dit Horace étonné
des gros yeux malins de Louison.
—Allons donc! dit-elle en le poussant du coude d'une
façon toute rustique; vous n'êtes pas si simple, vous savez
bien qu'elle est folle de vous.
—Vous ne savez ce que vous dites, Louison.
—Tiens! tiens! pourquoi donc qu'elle s'attife si bien
depuis quelque temps? Et à qui donc est-ce qu'elle pense,
quand elle passe la moitié de la nuit à soupirer et a geindre
au lieu de dormir? Et pourquoi donc est-ce qu'elle
est tombée en pâmoison hier soir après que vous êtes
parti tout fâché?
—Elle est tombée évanouie? Quoi! que dites-vous là,
Louison?
—Raide par terre; et des pleurs, et des sanglots! et
la voilà maintenant qui veut s'en aller d'ici pour ne plus
vous voir, parce qu'elle croit que vous ne la regarderez
plus.
—Mais qui vous a donc dit tout cela, Louison?
—Ah! dame, Monsieur, on a des yeux et des oreilles!
Ayez-en aussi, et vous verrez bien.
—Mais votre frère et Marthe s'aimaient dès l'enfance?
ils devaient se marier?
—Ça n'est point; c'est une idée d'Eugénie. Elle veut
les marier à présent, et Dieu sait ce qu'elle ne s'imagine
point pour cela. Mais l'autre n'entend à rien, et vous n'avez
qu'un mot à lui dire pour qu'elle parle clair et droit
à mon frère.
—Et que ne l'a-t-elle fait plus tôt? Elle le trompe
donc?
—Nenni, Monsieur; mais elle a bon coeur, et craint
de lui faire de la peine. D'ailleurs, comme je vous le dis,
mon frère ne lui a jamais rien demandé. C'est Eugénie
qui fait tout cela comme une folle qu'elle est. Le beau
service à rendre à Paul que de lui faire épouser une
femme qui en a un autre dans son idée! Ça ne se peut
point.»
Quand nous rentrâmes (et notre promenade fut courte,
car, étant à la veille de passer mes examens, je donnais
au plus une heure par jour à mes plaisirs), nous trouvâmes
Horace bien différent de ce qu'il nous avait paru
la veille. Il vint à notre rencontre, et serra la main de
Marthe avec une ardeur étrange. Le désir, sinon l'amour,
était entré dans son esprit. Jusque-là l'incertitude du succès
avait contrarié son orgueil et refroidi ses poursuites.
Maintenant, sûr de son triomphe, il en jouissait d'avance
avec une sorte de béatitude. Sa figure avait une expression
émue et pensive qui l'embellissait singulièrement.
Il était pale; son regard humide et lent pénétrait la
pauvre Marthe comme une flèche empoisonnée. Elle ne
s'attendait pas à le voir ce soir-là; elle croyait le danger
passé pour un jour; elle se sentit défaillir en lui abandonnant
sa main tremblante, qu'il garda dans les siennes
jusqu'à ce qu'Eugénie eût apporté la lampe.
Il s'assit en face d'elle, ne la quitta pas des yeux, et,
tandis que j'écrivais dans une chambre voisine, la porte
entr'ouverte, et que les femmes travaillaient autour de
la table, il fit la conversation avec autant de goût et d'élégance
que s'il eût été dans le salon de la vicomtesse de
Chailly. Je n'avais pas le loisir de l'écouter; seulement
j'entendais sa voix montée sur son diapason le plus sonore
et le plus recherché. Eugénie me dit, le soir, que
jamais elle ne l'avait vu aussi aimable, aussi coquet d'esprit
que de langage, aussi près du naturel et de la bonhomie
qu'il le fut pendant près de deux heures.
Marthe n'osait ni parler ni respirer; Eugénie ne se
prêtait pas à soutenir la conversation, ne voulant pas
faire briller son adversaire. Louison, toute radoucie,
faisait seule l'office d'interlocuteur. Elle procédait toujours
par questions; et, quelque niaises et hors de sens
qu'elle les fit, Horace y répondait avec le charme d'une
condescendance ingénieuse, et trouvait pour elle les
explications les plus enjouées, parfois même les plus
poétiques, comme celles qu'on donne aux enfants quand
on les aime et qu'on veut se mettre à leur portée sans
cesser d'être vrai.
Quoique Eugénie mît en oeuvre toutes les ressources
de son esprit pour l'interrompre, l'embrouiller et même
le renvoyer, elle n'y réussit pas; et Marthe fut sous le
charme, sans que rien put l'en préserver. Penchée sur
son ouvrage, le sein oppressé, l'oeil voilé, elle hasardait
parfois un regard timide; et rencontrant toujours celui
d'Horace, elle détournait bien vue le sien avec une confusion
pleine d'effroi et de délices.
C'était, je l'ai déjà dit, la première fois que Marthe
était recherchée par une intelligence. La sienne, oisive
et seule, dans une secrète et continuelle exaltation, avait
renoncé à cet amour de l'âme que personne n'avait su
lui exprimer. Le pauvre Arsène n'avait jamais osé, jamais
pu parler que d'amitié. Sa personne n'avait aucune
séduction, son langage aucune poésie, ou du moins aucun
art. Les autres amours que Marthe avait inspirés étaient
des fantaisies impertinentes qu'elle avait réprimées, ou
des passions brutales qui l'avaient effrayée. Depuis le
jour où Horace lui avait parlé d'amour, elle avait gardé
dans son cerveau et dans son coeur comme le souvenir
d'une musique enivrante. Elle y pensait le jour, elle en
rêvait la nuit. Chaste et recueillie, elle n'aspirait pas à
un plus grand bonheur qu'à celui de s'entendre encore
dire les mêmes choses de la même manière. La pensée
d'en être à jamais privée était déjà pour elle un regret
aussi profond que si ce bonheur eût duré des années.
Ce soir-là, elle eût donné sa vie pour être un seul instant
avec lui, et pour recommencer le quart d'heure qu'elle
avait vécu le jour de sa première ivresse. Horace comprit
bien son silence.
«Marthe est perdue, me dit Eugénie quand tout le
monde se fut retiré. Elle ne peut plus comprendre Arsène;
l'amour de celui-là est trop simple pour des oreilles pleines
des belles paroles de l'autre. Vous devriez mener Horace
demain chez la vicomtesse.
—Tu vois bien qu'il ne lui faut qu'un jour pour l'oublier,
répondis-je, car aujourd'hui il est certainement
très-épris de Marthe. Mais pourquoi donc désespérer
toujours de lui? Le jour où il aimera il sera transformé.
—Parle plus bas, reprit Eugénie. Il me semble qu'on
doit nous entendre de l'autre côté du mur.
—C'est le lit de Louison qui se trouve là, et elle ronfle
si bien...
—J'ai dans l'idée, répondit-elle, que cette fille n'est
pas si simple qu'elle en a l'air, et qu'elle devine ce qu'elle
ne comprend pas.»
Malgré la surveillance assidue d'Eugénie, des regards,
des mots, des billets même, furent échangés entre Marthe
et Horace. Je proposai à ce dernier de retourner chez la
comtesse, il refusa. Je conseillai à Eugénie de ne plus
chercher à contrarier cette passion, qui semblait vraie,
et qui devenait plus ardente avec les obstacles. Louison
était désormais la douceur et la bonté même. Elle témoignait
à Marthe une amitié charmante; et Marthe s'y
abandonnait d'autant plus volontiers, qu'elle favorisait
son amour, et l'aidait à en faire mille petits mystères inutiles
à la trop clairvoyante Eugénie.
Un jour, Eugénie, qui était fort souffrante, gronda
Louison d'avoir envoyé Marthe à sa place en commission.
«Eh, pourquoi donc ne sortirait-elle pas comme une
autre? dit Louison, affectant une grande surprise.
—Marthe est si jolie, qu'on va la regarder et la suivre
dans la rue.
—Tiens! dit Louison avec une aigreur qui perça malgré
elle, dirait-on pas qu'il n'y a qu'elle de jolie au
monde? On me regarde bien aussi, moi; mais on ne me
suit pas; on voit bien que ça ne prendrait pas... Et on
ne suivra pas Marthe non plus, ajouta-t-elle en se reprenant,
parce qu'on verra bien qu'elle n'encourage personne.»
Louison avait eu soin de dire à Marthe, la veille, de
manière à ce qu'Horace seul l'entendit:
—C'est demain à midi que vous irez rue du Bac, au
petit Saint-Thomas, pour ce petit coupon de jaconas
qu'on nous a chargées d'assortir.
Il y avait eu quelque chose de si affecté dans la manière
de ménager ainsi à Horace l'occasion de rencontrer
Marthe dehors, que celle-ci en avait été épouvantée. En
y réfléchissant, elle crut n'y voir qu'une étourderie de
la part de sa compagne; et, quoique aux battements de
son coeur, elle sentît bien qu'Horace l'attendrait au lieu
désigné, elle voulut se persuader qu'il n'avait point fait
attention aux paroles de Louise. Le lendemain, comme
elle approchait du magasin, elle vit effectivement Horace
qui flânait sur le trottoir en l'attendant. Elle passa près
de lui; il ne l'arrêta pas, ne la salua point; mais il la
regarda d'un air si passionné, que cet oubli des formes
de la bienséance ordinaire fut un éloquent témoignage
de l'amour qui le pénétrait. Elle lui sourit d'un air à la
fois craintif, heureux et attendri; et ce regard, ce sourire
échangés, se prolongèrent autant que le permirent
quelques pas d'une marche ralentie. Ce fut un siècle de
bonheur pour tous deux.
Quoiqu'ils ne se fussent rien dit, Marthe, faisant ses
emplettes à la hâte, était bien sûre de le retrouver sur
le même trottoir, autour du vitrage du magasin. Elle l'y
retrouva en effet; et il l'attendait avec le projet de l'accompagner
au retour, afin de pouvoir causer avec elle
sans témoins. Mais au moment où il s'approchait et se
préparait à passer doucement le bras de Marthe sous le
sien, une voiture découverte s'arrêta devant la porte cochère
qui fait face à la boutique. Un domestique galonné,
qui était derrière la voiture en descendit, et entra dans
la maison pour faire quelque message, tandis que la
dame qui le lui avait donné se pencha pour regarder
Horace en clignotant, comme si elle eût cherché à le
reconnaître. Horace salua: c'était la vicomtesse de
Chailly. Elle lui rendit son salut fort légèrement, d'un
air de doute et d'incertitude; puis elle prit son lorgnon,
comme pour s'assurer qu'elle le connaissait. Horace ne
jugea point nécessaire d'attendre l'effet de cette exploration
un peu impertinente, et il se disposa à aborder
Marthe. Mais ce maudit lorgnon ne le quittait pas. La
vicomtesse se penchait à la portière à mesure qu'il s'éloignait,
et la voiture était tournée de manière à ce
qu'elle pût le suivre ainsi de l'oeil jusqu'au détour de la
rue. Horace ne s'en apercevait que trop, et il était au
supplice. Marthe était mise très simplement, mais avec
une sorte de distinction qui lui donnait toute l'apparence
d'une femme comme il faut. Mais, hélas! elle portait un
paquet dans un foulard, et c'était le cachet irrécusable
de la grisette. Cette futile circonstance et l'indiscrète
curiosité de la vicomtesse eurent assez d'empire sur la
vanité d'Horace pour l'empêcher de céder au mouvement
de son coeur. Il hésita, se reprit à dix fois, revint
sur ses pas pour donner le change; et quand la voiture
fut repartie, il se remit à courir. Marthe, qui le croyait sur
ses talons, avait jugé prudent de couper à sa droite par
la rue de l'Université, pour éviter les nombreux passants
de la rue du Bac. Elle comptait qu'il allait la rejoindre.
Mais lorsqu'elle se retourna, elle ne vit personne
derrière elle; et Horace, remontant à toutes jambes
la rue du Bac jusqu'à la Seine, ne la rencontra pas
devant lui.
C'est ainsi que fut perdue pour lui l'occasion de faire
écouter son amour. Mais Louison sut bien la lui faire retrouver.
Eugénie, à peine rétablie, fut forcée d'aller passer
quelques jours à Saint-Germain, pour soigner une de
ses soeurs qui était malade plus gravement. La mansarde
resta confiée à Marthe. Horace y passa des journées entières.
Louise et Suzanne eurent soin de ne pas les troubler.
Abandonnée à son destin, Marthe écouta cet amour
dont l'expression avait pour elle tant de charme et de
puissance. Interrogé par moi, Horace me jura qu'il était
bien sérieusement épris d'elle, et qu'il était capable
de tous les dévouements pour le lui prouver. J'insinuai à
Marthe qu'elle devait user de son influence pour le faire
travailler; car je voyais ses embarras grossir de jour en
jour, et, si je n'eusse pourvu à ses moyens quotidiens
d'existence, j'ignore où il eût pris de quoi dîner. Cette
assistance que je lui donnais de bien bon coeur me mettait
dans la délicate et ridicule position de n'oser lui reprocher
sa paresse. Quand je hasardais un mot à cet
égard, il me répondait d'un air désespéré:—C'est vrai;
je suis à ta charge, et tu dois bien me mépriser. Si j'essayais
de récuser ce motif blessant pour nous deux, en
invoquant son propre intérêt, son propre avenir, il me
fermait encore la bouche en disant:
«Au nom du présent, je te supplie de ne pas me
parler de l'avenir. J'aime, je suis heureux, je suis enivré,
je me sens vivre. Comment et pourquoi veux-tu que
je songe à autre chose qu'à ce moment fortuné où j'existe
surabondamment?»
N'avait-il pas raison?-«Jusqu'ici, me dis-je, il y a eu
dans son ambition quelque chose de trop personnel qui
lui a montré l'avenir sous un jour d'égoïsme. A présent
qu'il aime, son âme va s'ouvrir à des notions plus larges,
plus vraies, plus généreuses. Le dévouement va se révéler,
et, avec le dévouement, la nécessité et le courage de
travailler.»
XIV.
Lorsque Eugénie fut de retour, et qu'elle vit ses efforts
désormais inutiles, elle songea qu'il était temps d'informer
Arsène de la vérité, ou tout au moins de la lui faire
pressentir. Elle me demanda conseil sur la manière
dont elle s'y prendrait; et, après que nous eûmes envisagé
la question sous tous ses aspects, elle s'arrêta au
parti suivant.
Ne se fiant plus aux murailles de sa mansarde, qu'elle
disait avoir des oreilles, elle voulut surprendre Horace
au milieu de ses pensées, par la solennité d'une démarche
que sa bonne réputation et la dignité de son caractère
lui donnaient le droit de risquer.
«Écoutez, lui dit-elle; vous avez su vous faire aimer;
mais vous ne savez pas l'étendue des devoirs que vous
avez contractés envers Marthe. Vous lui faites perdre la
protection d'Arsène, protection courageuse et persévérante,
qui ne lui eût jamais manqué et qui eût toujours
porté ses fruits. Elle ne sait pas ce qu'elle lui doit, ce
qu'elle lui aurait dû encore si elle ne se fût pas mise
dans la nécessité de renoncer à son assistance. Mais moi,
je vous le dirai, parce qu'il faut que vous sachiez tout.
Arsène n'eût jamais abandonné la peinture, qu'il aimait
passionnément, si sa pensée secrète n'eût été de mettre,
grâce à son travail, Marthe à l'abri du besoin. Il n'eût
jamais songé à faire venir ses soeurs de la province, si
son unique but n'eût été de lui donner une société et
une protection derrière laquelle sa protection à lui se
serait toujours cachée. Enfin, à l'heure qu'il est, il vient
d'obtenir un tout petit emploi dans les bureaux d'une
société industrielle. Rien au monde n'est plus contraire
à ses goûts, à ses habitudes d'activité, au mouvement
rapide et généreux de son esprit; je le sais, et je crains
qu'il n'y succombe. Mais je sais aussi qu'il veut gagner
de l'argent, et qu'il en gagne assez pour subvenir indirectement
à tous les besoins de Marthe, en ayant l'air
de ne s'occuper que de ses soeurs. Je sais que nos petits
travaux d'aiguille ne rapportent pas suffisamment pour
faire vivre trois femmes (ma part prélevée) dans l'aisance,
la propreté et la liberté où vivent Marthe et les
soeurs d'Arsène. Tout ce que je sais, tout ce que je vous
dis, Marthe l'ignore encore. Elle n'a jamais tenu un ménage
par elle-même; elle a l'inexpérience d'un enfant à
cet égard-là. Arsène la trompe, et nous l'y aidons, pour
qu'elle ne connaisse ni les privations ni l'excès du travail.
Par contre-coup, il faut aussi tromper les soeurs, sur
la discrétion desquelles nous ne pouvons pas compter.
Jusqu'ici je me suis chargée de la comptabilité; je leur ai
fait croire à toutes que les recettes l'emportaient sur les
dépenses, tandis que c'est le contraire qui est vrai. Mais
cet état de choses ne peut durer désormais. Arsène s'est
toujours flatté secrètement que Marthe prendrait pour
lui une affection sérieuse, lorsque, revenue de ses terreurs
et guérie de ses blessures, son âme s'ouvrirait à de
plus douces impressions. J'ai partagé son illusion, je vous
l'avoue, et j'ai fait tout mon possible pour préserver
Marthe d'un autre attachement. Je n'ai pas réussi.
Maintenant, dites-moi ce que vous feriez à ma place du
secret d'Arsène, et quel conseil vous donneriez à l'un et
à l'autre.»
Cette ouverture déconcerta beaucoup Horace. «Je
suis sans fortune, dit-il; comment pourrai-je servir de
protecteur à une femme, moi qui n'ai encore pu m'aider
et me guider moi-même?»
Il se promena dans sa chambre avec agitation, et peu
à peu ses idées se rembrunirent. «Je n'avais pas prévu
tout cela, moi! s'écria-t-il avec un chagrin qui n'était
pas sans mélange d'humeur. Je n'ai jamais songé à rien
de pareil. Pourquoi faut-il absolument qu'entre deux
êtres qui s'aiment, il y ait un protecteur et un protégé?
Vous, Eugénie, qui réclamez toujours l'égalité pour votre
sexe...
—Oh! Monsieur, répondit-elle, je la réclame et je la
pratique, bien qu'elle soit difficile à conquérir dans la
société présente. Je sais borner mes besoins au peu que
mon industrie me procure. Vous savez comment je vis
avec Théophile, et vous savez par conséquent que je ne
perds pas un jour, pas une heure. Mais savez-vous en
quoi je le considère comme mon protecteur légitime et
naturel? Si je tombais malade et que je fusse longtemps
privée de travail, au lieu d'aller à l'hôpital, je trouverais
dans son coeur un refuge contre l'isolement et la misère.
Si un homme était assez lâche pour m'insulter, j'aurais
un appui et un vengeur. Enfin, si je devenais mère...
ajouta-t-elle en baissant les yeux par un sentiment de
dignité pudique, et en les relevant sur lui avec fermeté
pour lui faire sentir la conséquence possible de ses
amours avec Marthe, mes enfants ne seraient pas exposés
à manquer de pain et d'éducation. Voilà, Monsieur,
pourquoi il importe à des femmes comme nous de trouver
dans leurs amants de l'affection durable et un dévouement
égal au leur.
—Eugénie, Eugénie, dit Horace en tombant sur une
chaise, vous me jetez dans un grand trouble. Je ne suis
pas l'amant de Marthe au point d'avoir réfléchi aux
résultats sérieux de l'ivresse qui s'allume dans mon
cerveau. Eh bien, chère Eugénie, je me confesse à vous,
je m'accuse; je ne peux ni ne veux vous tromper. Je
désire Marthe de toutes les forces de mon être, et je
l'aime de toute la puissance de mon coeur; mais puis-je
lui promettre d'être pour elle ce que Théophile est pour
vous? Puis-je m'engager à la soustraire à tous les
dangers, à tous les maux de l'avenir? Théophile est
riche, en comparaison de moi; il a une petite fortune
assurée; il peut travailler pour l'avenir. Et moi, qui
n'ai que des dettes, il faudrait donc que je pusse travailler
pour l'avenir, pour le présent et pour le passé
en même temps!
—Mais Arsène n'a rien, reprit Eugénie, et en outre il
soutient ses deux soeurs.
—Ah! s'écria Horace, frappé de l'allusion et entrant
dans une sorte de fureur, il faudra donc que je me fasse
garçon de café, moi! Non, il n'y a pas de femme au
monde pour qui je me résoudrai à m'avilir dans une profession
indigne de moi. Si Marthe s'imagine cela...
—Oh! Monsieur, ne blasphémez pas, dit Eugénie.
Marthe ne s'imagine rien, car je lui ai fait un grand
mystère de tout ceci; et le jour où elle saurait que de
pareilles questions ont été soulevées à propos d'elle, je
suis sûre qu'elle nous fuirait tous dans la crainte d'être
à charge à quelqu'un d'entre nous. Je vois bien que
vous ne l'aimez pas; car vous ne la comprenez guère, et
vous ne l'estimez nullement. Ah! pauvre Marthe, je savais
bien qu'elle se trompait!»
Eugénie se leva pour s'en aller. Horace la retint.
«Et maintenant, dit-il, vous allez encore travailler
contre moi?
—Comme j'ai fait jusqu'ici, je ne vous le cache point.
—Vous allez me présenter comme un être odieux,
comme un monstre d'égoïsme, parce que je suis pauvre
au point de ne pouvoir entretenir une femme, et que je
me respecte au point de ne vouloir pas me faire laquais?
Ah! sans doute, si le mérite d'un homme se mesure au
poids de l'argent qu'il sait gagner, Paul Arsène est un
héros et moi un misérable!
—Il y a dans tout ce que vous dites, répliqua Eugénie,
des idées insultantes pour Marthe et pour moi, auxquelles
je ne daignerai plus répondre. Laissez-moi partir,
Monsieur. La vérité est dure; mais il faudra que Marthe
l'apprenne, et qu'elle renonce dans le même jour à son
ami, à cause de vous, à vous, à cause d'elle-même.
Heureusement que nous lui resterons! Théophile saura
bien remplacer Arsène, avec plus de désintéressement
encore; moi aussi, je travaillerai pour elle et avec elle;
et jamais l'idée ne nous viendra que cela s'appelle entretenir
une femme!
—Eugénie, dit Horace en lui prenant les mains avec
feu, ne me jugez pas sans me comprendre. Vous vous
repentiriez un jour de m'avoir avili aux yeux de Marthe
et aux miens propres. Je n'ai pas les doutes infâmes que
vous m'attribuez. Je parle sans mesure et sans discernement
peut-être; mais aussi votre susceptibilité s'effarouche
pour des mots, et la mienne s'emporte à cause
du blessant parallèle que vous établissez toujours entre
ce Masaccio et moi. Je n'ai pas l'instinct de l'imitation,
j'ai horreur des modèles qui posent pour la vertu; mais,
sans rien affecter, sans rien jurer, je puis bien, ce me
semble, pratiquer dans l'occasion le dévouement jusqu'au
sacrifice. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque
Je n'en sais rien moi-même; je n'ai pas encore été mis
à l'épreuve; mais j'ai beau me tâter et m'interroger,
je ne trouve en moi ni éléments de lâcheté ni germes
d'ingratitude. Pourquoi donc me condamnez-vous d'avance?
Vous avez de cruelles préventions contre moi,
Eugénie; et je ne pourrai plus respirer, faire un pas, ou
dire un mot, que vous ne les interprétiez à ma honte.
Marthe ne pourra plus étouffer un soupir ou verser une
larme qui ne me soient imputés. Enfin, nous ne pourrons
plus exister l'un et l'autre sans que le nom d'Arsène
soit suspendu sur nos têtes comme un arrêt.
Cela gêne et contriste déjà tous les élans de mon coeur;
mon avenir perd sa poésie, et mon âme sa confiance.
Cruelle Eugénie, pourquoi m'avez-vous dit toutes ces
choses?
—Et vous n'avez pas plus de courage que cela? reprit
Eugénie. Vous craignez de vous humilier en me disant
que l'exemple d'Arsène ne vous effraie pas, et que vous
vous sentez bien capable, comme lui, des plus grands
actes d'abnégation pour l'objet de votre amour?
—Mais que voulez-vous donc que je fasse? A quoi
faut-il m'engager? Dois-je donc épouser? Mais cela n'a
pas le sens commun! Je suis mineur, et mes parents ne
me permettront jamais...
—Vous savez que je suis de la religion saint-simonienne
à certains égards, répondit Eugénie, et que je ne
vois dans le mariage qu'un engagement volontaire et
libre, auquel le maire, les témoins et le sacristain ne
donnent pas un caractère plus sacré que ne le font l'amour
et la conscience. Marthe est, je le sais, dans les
mêmes idées, et je crois que jamais elle ni moi ne vous
parlerons de mariage légal. Mais il y a un mariage vraiment
religieux, qui se contracte à la face du ciel; et si
vous reculez devant celui-là...
—Non, Eugénie, non, ma noble amie, s'écria Horace:
celui-là n'a rien que je repousse. Je me plains
seulement de la méfiance que vous me témoignez; et, si
vous la faites partager à votre amie, nous allons changer,
grand Dieu! la passion la plus spontanée et la plus vraie
en quelque chose d'arrangé, de guindé et de faux, qui
nous refroidira tous les deux.»
Pendant qu'Eugénie sondait ainsi avec une attention
sévère le coeur d'Horace, à la même heure, au même
instant, des atteintes plus profondes étaient portées à
celui d'Arsène. Il était venu voir ses soeurs, ou plutôt
Marthe, à la faveur de ce prétexte; et Louison étant sortie
à ce moment-là, Suzanne, qui était mécontente du
despotisme de sa soeur aînée, avait résolu, elle aussi,
de frapper un coup décisif. Elle prit Arsène à part.
«Mon frère, lui dit-elle, je vous demande votre protection,
et je commence par réclamer le secret le plus
profond sur ce que je vais vous confier.»
Arsène le lui ayant promis, elle lui raconta toute la
conduite de Louison à l'égard de Marthe.
«Vous croyez, dit-elle, qu'elle s'est réconciliée de
bonne foi avec Marton, et qu'elle ne lui cause plus aucun
chagrin? Eh bien, sachez qu'elle lui en prépare de
bien plus grands, et qu'elle la hait plus que jamais.
Voyant que vous l'aimiez, et qu'elle ne réussirait pas à
vous détacher d'elle par des paroles, elle a résolu de l'avilir
à vos yeux. Elle a voulu la perdre, et je crois bien
qu'elle y a réussi déjà.
—L'avilir! la perdre! s'écria Paul Arsène. Est-ce ma
soeur qui parle? est ce de ma soeur que j'entends parler?
—Écoutez, Paul, reprit Suzanne, voici ce qui s'est
passé. Louison a écouté, à travers la cloison de sa chambre,
ce que M. Théophile et Eugénie se disaient dans la
leur. Elle a appris de cette manière qu'Eugénie voulait
vous faire épouser Marthe, et que Marthe commençait à
aimer M. Horace. Alors elle m'a dit:—Nous sommes
sauvées, et notre frère va bientôt savoir qu'on se joue
de lui. Seulement il faut lui en fournir la preuve; et
quand il aura découvert quelle femme perdue il nous a
donnée pour compagnie, il la chassera, et il ne croira
plus que nous.—Mais quelle preuve lui en donnerez-vous?
lui ai-je dit; Marthe n'est pas une femme perdue.—Si
elle ne l'est pas, elle le sera bientôt, je t'en réponds,
a dit Louison. Tu n'as qu'à faire comme moi et à
m'obéir en tout, et tu verras bien comme la folle donnera
dans le panneau. Alors elle a fait semblant de demander
pardon à Marthe, et elle s'est mise à dire toujours comme
elle pour lui faire plaisir. Et puis elle a dit je ne sais
quoi à M. Horace pour l'encourager à courtiser Marton;
et puis elle disait toute la journée à Marton que M. Horace
était un beau jeune homme, un brave jeune homme,
et qu'à sa place elle ne le ferait pas tant languir; et puis,
enfin, elle leur ménageait des tête-à-tête, elle leur donnait
l'occasion de se rencontrer dehors, et, tant qu'Eugénie
a été malade, elle les a laissés exprès ensemble
toute la journée dans une chambre, m'a emmenée dans
l'autre, et deux ou trois fois Marthe est venue tout effrayée
et tout émue auprès de nous, comme pour se réfugier,
et cependant Louison lui fermait la porte au nez,
et feignait de ne pas l'entendre frapper. Dieu sait ce qui
est résulté de tout cela! C'est toujours bien affreux de la
part d'une fille comme Louison, qui me fait des sermons
épouvantables quand l'épingle de mon fichu n'est pas
attachée juste au-dessous du menton, et qui ne se laisserait
pas prendre le bout du doigt par un homme, de jeter
ainsi une pauvre fille dans les pièges du diable, et de
favoriser un jeune homme dont certainement les intentions
sont peu chrétiennes. Cela m'a fait beaucoup de
honte pour elle et de peine pour Marthe. J'ai essayé de
faire comprendre à celle-ci qu'on ne lui voulait pas de
bien en agissant ainsi, et que M. Horace n'était qu'un
enjôleur. Marthe a mal pris la chose, elle a cru que je la
haïssais. Louison m'a menacée de me rouer de coups, si
je disais un mot de plus, et Eugénie, me voyant triste,
m'a reproché d'avoir de l'humeur. Enfin, le moment est
venu où le coup qu'on vous prépare va vous arriver.
N'en soyez pas surpris, mon frère, et montrez de l'indulgence
à cette pauvre Marthe, qui n'est pas la plus
coupable ici.»
Arsène sut renfermer la terrible émotion que lui causa
cette confidence. Il douta quelque temps encore. Il se
demanda si Louison était un monstre de perfidie, ou si
Suzanne était une calomniatrice infâme; et, dans l'un
comme dans l'autre cas, il se sentit blessé et atterré d'avoir
un tel être dans sa famille. Il attendit que Louison
fût rentrée, pour l'interroger d'un air calme et confiant
sur les relations de Marthe avec Horace. «On m'a dit
qu'ils s'aimaient, lui dit-il. Je n'y vois pas le moindre
mal, et je n'ai pas le plus petit droit de m'en offenser.
Mais j'aurais cru que, comme mes soeurs, vous m'en auriez
averti plus tôt, puisque vous pensiez que j'y prenais
grand intérêt.»
Louison vit bien que, malgré cet air résigné, Paul
avait les lèvres pâles et la voix suffoquée. Elle crut qu'une
jalousie concentrée était la seule cause de sa souffrance,
et, se réjouissant de son triomphe,—Ah dame! Paul,
vois-tu lui dit-elle, on ne peut parler que quand on est
sûr de son fait, et tu nous as si mal reçues quand nous
avons voulu t'avertir! Mais, à présent, je puis bien te parler
franchement, si toutefois tu l'exiges, et si tu me promets
que Marton ne le saura pas.
En parlant ainsi, elle tira de sa poche une lettre qu'Horace
l'avait chargée de remettre à Marthe. Arsène ne
l'eût pas ouverte lors même que sa vie en eût dépendu.
D'ailleurs, dans ses idées simples et rigides, une lettre
était par elle-même une preuve concluante. Il mit celle-là
dans sa poche, et dit à Louison: «Il suffit, je te remercie;
mon parti était déjà pris en venant ici. Je te
donne ma parole d'honneur que Marthe ne saura jamais
le service que tu viens de me rendre.»
Il passa dans mon cabinet, où je venais de rentrer
moi-même, et, quelques instants après, Eugénie arriva.
«Tenez, lui dit-il en lui remettant la lettre d'Horace,
voici une lettre pour Marthe, que j'ai trouvée par terre
dans la chambre de mes soeurs. C'est l'écriture de
M. Horace; je la connais.
—Paul, il est temps que je vous parle, dit Eugénie.
—Non, Mademoiselle, c'est inutile, dit Paul; je ne
veux rien savoir. Je ne suis pas aimé; le reste ne me
regarde pas. Je n'ai jamais été importun, je ne le serai
jamais. Je n'ai été indiscret qu'avec vous, en vous parlant
souvent de moi, et en vous imposant la société de
mes soeurs, qui ne vous a pas été toujours des plus
agréables. Louison est difficile à vivre; et l'occasion
s'étant présentée de la placer ailleurs, je venais vous dire
que, dès demain, je vous en débarrasse, ainsi que de
Suzanne, en vous remerciant toutefois des bontés que
vous avez eues pour elles, et en vous priant de me garder
votre amitié, dont je viendrai toujours me réclamer
le plus souvent qu'il me sera possible, tant que M. Théophile
ne le trouvera pas mauvais.
—Vos soeurs ne me sont nullement à charge, répondit
Eugénie. Suzanne a toujours été fort douce, et Louison
l'est devenue depuis quelque temps. Je conçois que vos
idées sur l'avenir ayant changé, vous vouliez rompre
l'union que nous avions formée sous de meilleurs auspices;
mais pourquoi vous tant presser?
—Il faut que mes soeurs s'en aillent bien vite, reprit
Arsène. Elles ne sont peut-être pas aussi bonnes qu'elles
en ont l'air, et je suis tout à fait en mesure de les établir.
Écoutez, Eugénie, dit-il en la prenant à part, j'espère
que vous garderez Marthe auprès de vous tant
qu'elle n'aura pas pris un parti contraire, et que vous
veillerez à ce que tous ses désirs soient satisfaits, tant
qu'un autre ne s'en sera pas chargé. Voici une partie de
la somme que j'ai touchée ce matin; destinez-la au même
usage qu'à l'ordinaire, et, comme à l'ordinaire, gardez
mon secret.
—Non, Paul, cela ne se peut plus, dit Eugénie. Ce
serait avilir en quelque sorte la pauvre Marthe que de
lui rendre encore de tels services après ce que vous savez.
Il faut qu'elle apprenne enfin à qui elle doit le bien-être
dont elle a joui jusqu'à présent, afin qu'elle vous en
rende grâce et qu'elle y renonce à jamais.
—Eugénie, dit Paul vivement, si vous agissez ainsi,
je ne pourrai plus remettre les pieds chez vous, et je ne
pourrai jamais revoir Marthe. Elle rougirait devant moi,
elle serait humiliée, elle me haïrait peut-être. Laissez-moi
donc sa confiance et son amitié, puisque je ne dois
jamais prétendre à autre chose. Quant à refuser pour
elle les derniers services que je veux lui rendre, vous
n'en avez pas le droit, pas plus que vous n'avez celui de
trahir le secret que vous m'avez juré.»
J'appuyai ses résolutions auprès d'Eugénie, et il fut
convenu que Marthe ne saurait rien. Elle rentra bientôt
avec Horace, qu'elle avait attendu, je crois, sur l'escalier.
Arsène lui souhaita le bonjour, et, parlant avec
calme de choses générales, il l'observa attentivement
ainsi qu'Horace, sans que ni l'un ni l'autre s'en aperçût;
les amoureux ont, à cet égard-là, une faculté d'abstraction
vraiment miraculeuse. Au bout d'un quart d'heure,
Arsène se retira après avoir serré fortement la main de
Marthe et avoir salué Horace tranquillement. Je compris
le regard d'Eugénie, et je descendis avec lui. Je craignais
que cette fermeté stoïque ne cachât quelque projet désespéré,
d'autant plus qu'il faisait son possible pour m'éloigner.
Enfin, ne pouvant plus lutter contre lui-même et
contre moi, il s'appuya sur le parapet, et je le vis défaillir.
Je le forçai d'entrer chez un pharmacien et d'y
prendre quelques gouttes d'éther. Je lui parlai longtemps;
il parut m'écouter, mais je crois bien qu'il ne
m'entendit pas. Je le reconduisis chez lui, et ne le quittai
que lorsque je l'eus vu se mettre au lit. Au bout de
la rue, je fus assailli du souvenir tragique de tant de
suicides nocturnes causés par des désespoirs d'amour;
je revins sur mes pas, et rentrai chez lui. Je le trouvai
assis sur son lit, suffoqué par des sanglots qui ne pouvaient
trouver d'issue et qui le torturaient. Mes témoignages
d'amitié firent tomber de ses yeux quelques larmes,
qui le soulagèrent faiblement. Un peu revenu à lui,
et voyant mon inquiétude:
«Tranquillisez-vous donc, Monsieur, me dit-il; je
vous donne ma parole d'honneur que je serai un homme.
Peut-être quand je serai seul pourrai-je pleurer; ce serait
le mieux. Laissez-moi donc, et comptez sur moi.
J'irai vous voir demain, je vous le jure.»
Quand je rentrai chez moi, je trouvai Marthe d'une
gaieté charmante. Horace, d'abord troublé par la présence
de son rival, s'était battu les flancs pour être aimable,
et celle qui l'aimait ne se faisait pas prier pour
trouver son esprit ravissant. Elle ne s'était seulement pas
doutée que Paul eût la mort dans l'âme, et mon visage
altéré ne lui en donnait pas le moindre soupçon. O
égoïsme de l'amour! pensai-je.
XV.
Dès le lendemain Arsène vint chercher ses soeurs; et,
sans presque leur donner le temps de nous faire leurs
adieux, il les emmena silencieusement dans le nouveau
domicile qu'il leur avait préparé à la hâte.
—Maintenant, leur dit-il, vous êtes libres de me dire
si vous voulez rester ici ou si vous aimez mieux retourner
au pays.
—Retourner au pays? s'écria Louison stupéfaite; tu
veux donc nous renvoyer, Paul? tu veux donc nous abandonner?
—Ni l'un ni l'autre, répondit-il; vous êtes mes soeurs,
et je connais mon devoir. Mais j'ai cru que vous haïssiez
la capitale et que vous désiriez partir.
Louison répondit qu'elle s'était habituée à la vie de
Paris, qu'elle ne trouverait plus d'ouvrage au pays,
puisque son départ lui avait fait perdre sa clientèle, et
qu'elle désirait rester.
Depuis qu'à force d'écouter à travers la cloison, Louise
avait surpris tous les secrets de notre ménage, elle s'était
réconciliée avec le séjour de Paris, grâce aux avantages
qu'elle avait cru pouvoir tirer du dévouement incomparable
de son frère. Jusque-là elle n'avait pas connu Arsène;
elle avait compté sur une sorte d'assistance, mais
non pas sur un complet abandon de ses goûts, de sa liberté,
de son existence tout entière. Elle n'avait pas
compris non plus cette activité, ce courage, cette aptitude
au gain, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui se développaient
en lui lorsqu'il était mû par une passion généreuse.
Dès qu'elle sut tout le parti qu'on pouvait tirer
de lui, elle le regarda comme une proie qui lui était assurée
et qu'elle devait se mettre en mesure d'accaparer.
Les seules passions qui gouvernent les femmes mal élevées,
lorsqu'une grandeur d'âme innée ne contre-balance
pas les impressions journalières, ce sont la vanité et
l'avarice. L'une les mène au désordre, l'autre à l'égoïsme
le plus étroit et le plus impitoyable. Louison, privée de
bonne heure des soins d'une mère, sacrifiée à une marâtre,
et abandonnée à de mauvais exemples ou à de
mauvaises inspirations, devait subir l'une ou l'autre de
ces passions funestes. Elle pencha par réaction vers celle
que sa belle-mère n'avait pas, et, vertueuse par haine
du vice qu'elle avait sous les yeux, elle se livra par instinct
à celui que lui suggéraient la misère et les privations.
Elle devint cupide; et, ne songeant plus qu'à satisfaire
ce besoin impérieux, elle y puisa une adresse et
une fourberie dont son intelligence bornée n'eût pas
semblé susceptible. C'est ainsi qu'elle avait poussé Marthe
dans le piège, et que désormais elle se flattait de régner
sans partage sur la conscience de son frère.
«Ce qu'il faisait pour nous, disait-elle tout bas à
Suzanne, à cause de cette païenne, il le fera encore
mieux quand il saura, grâce à nous, combien elle en
était indigne.»
Suzanne n'avait pas, à beaucoup près, l'âme aussi
noire que sa soeur; mais, habituée à trembler devant
elle, elle n'avait que des remords tardifs ou des réactions
avortées. Arsène était bien loin de soupçonner la bassesse
calculée des intentions de Louise. Il attribua son
affreuse perfidie envers Marthe à une de ces haines de
femme fondées sur le préjugé, l'intolérance religieuse et
l'esprit de domination refoulé jusqu'à la vengeance. Il
trouva bien une monstrueuse inconséquence entre sa
conduite officieuse envers Horace et ses maximes de pudeur
farouche; il attribua ces contradictions à l'ignorance,
à une dévotion mal entendue. Il en fut attristé
profondément; mais, plein de compassion et de courage,
il résolut d'ensevelir dans le secret de son âme le crime
de cette soeur altière et cruelle. Il se promit de la convertir
peu à peu à des sentiments plus vrais et plus nobles;
et de ne lui faire de reproches que le jour où elle serait
capable de comprendre sa faute et de la réparer. Par la
suite il disait à Eugénie, informée malgré sa discrétion
de ce qui s'était passé entre sa soeur et lui:
«Que voulez-vous! si je vous eusse dit alors le mal
qu'elle m'avait fait, vous l'auriez tous haïe et méprisée;
vous eussiez dit: C'est un monstre! Et comme la perte
de l'estime des honnêtes gens est le plus grand malheur
qui puisse arriver, ma soeur m'a causé dans ce moment-là
tant de pitié, que je n'ai presque pas eu de colère.»
Aussi lui montra-t-il une douceur pleine de tristesse,
qu'elle prit pour un redoublement d'affection.
«Si vous désirez rester ici et que ce soit dans vos intérêts,
leur dit-il, je ne m'y oppose pas. Je vous chercherai
de l'ouvrage, et je vous soutiendrai en attendant.
Nous ne sommes pas assez fortunés pour avoir des logements
séparés; je demeurerai avec vous. Voilà qui est
convenu jusqu'à nouvel ordre.
—Qu'est-ce que tu veux dire avec ton nouvel ordre?
demanda Louison.
—Cela veut dire jusqu'à ce que vous puissiez vous
passer de moi, répondit-il; car ma vie n'est pas assurée
contre la mort comme une maison contre l'incendie.
Avisez donc peu à peu aux moyens de vous rendre indépendantes,
soit par d'honnêtes mariages, soit en vous
faisant, par votre intelligence et votre activité, une bonne
clientèle.
—Sois sûr, dit Louison un peu déconcertée, en affectant
de la fierté, que nous ne resterons pas à ta charge
sans rien faire; nous voulons au contraire te débarrasser
de nous le plus tôt possible.
—Il ne s'agit pas de cela, reprit Arsène, qui craignit
de l'avoir blessée. Tant que je serai vivant, tout ce qui
est à moi est à vous; mais, je vous l'ai dit, je ne suis
pas immortel, et il faut songer...
—Mais quelles idées a-t-il donc aujourd'hui! s'écria
Louison en se retournant avec effroi vers Suzanne; ne
dirait-on pas qu'il veut se faire périr? Ah çà, mon frère,
est-ce que le chagrin te prend? Est-ce que tu vas te faire
de la peine pour cette...
—Je vous défends de jamais prononcer devant moi le
nom de Marthe! dit Arsène avec une expression qui fit
pâlir les deux soeurs. Je vous défends de jamais me parler
d'elle, même indirectement, soit en bien, soit en mal,
entendez-vous? La première fois que cela vous arrivera,
vous me verrez sortir d'ici pour n'y jamais rentrer. Vous
êtes averties.
—Il suffit, dit Louison terrassée, on s'y conformera.
Mais ce n'est pas vous parler d'elle, Paul, que de vous
conjurer de ne pas avoir de chagrin.
—Ceci ne regarde personne, reprit-il avec la même
énergie, et je ne veux pas non plus qu'on m'interroge.
J'ai parlé de mort tout à l'heure, et je dois vous dire que
je ne suis pas homme à me suicider. Je ne suis pas un
lâche; mais le temps est à la guerre, et je ne dis pas
qu'une révolution se déclarant, je n'y prendrais point
part comme j'ai déjà fait l'année dernière. Ainsi, habituez-vous
à l'idée de vous suffire un jour à vous-mêmes,
comme d'honnêtes artisanes doivent et peuvent le faire.
Je vais à mon bureau. Raccommodez vos nippes en attendant;
car dans quelques jours vous aurez de l'ouvrage.
Mais je vous défends d'en demander ou d'en accepter
d'Eugénie.»
«Vois-tu, dit Louison à sa soeur dès qu'il fut sorti,
tout a réussi comme je le voulais. Il déteste aussi Eugénie
à présent. Il croit que c'est elle qui a perdu
Marthe.»
Suzanne baissa la tête avec embarras, puis elle dit:
«Il a le coeur bien gros; il ne pense qu'à mourir.
—Bah! c'est l'histoire du premier jour, reprit l'autre;
tu verras que bientôt il n'y pensera plus. Arsène est fier;
il ne voudra pas se faire de la peine pour une fille qui se
moque de lui avec un autre, et tu verras aussi qu'il sera
le premier à nous en parler, et à être content quand
nous dirons du mal d'elle.
—C'est égal, je ne le ferai jamais, dit Suzanne.
—Oh! toi, une sans coeur, une sotte qui aurait tout
supporté de la part de Marton sans rien dire! Tu as trop
d'indulgence, Suzon. Si tu avais des principes, tu saurais
qu'il ne faut pas être trop bonne pour les femmes sans
moeurs. Tu verras, je te dis, qu'un jour n'est pas loin où
mon frère te reprochera aussi ton indifférence sur ce
chapitre-là.
—C'est égal, je te répète, dit Suzanne, que je ne me
hasarderai jamais à lui dire un mot contre Marthe, quand
même il aurait l'air de m'y encourager. Je suis bien sûre
qu'il ne le supporterait pas. Essaies-en, puisque tu te
crois si fine!»
La journée se passa en querelles, comme à l'ordinaire.
Néanmoins, lorsque Arsène rentra, il trouva sa chambre
bien rangée, tout son linge raccommodé, ses effets nettoyés,
pliés, et les légumes du souper cuits et servis proprement.
Louison lui fit sonner très-haut tous ces bons
offices, et l'accabla de prévenances importunes, qu'il
subit sans impatience. Elle s'efforça de l'égayer, mais
elle ne put lui arracher un sourire; à peine eut-il avalé
quelques bouchées, qu'il sortit sans répondre aux questions
qu'elle lui adressait. Il fut ainsi le lendemain, le
surlendemain, et tous les jours suivants. Il agit avec tant
d'esprit et de zèle, qu'il sut en peu de temps leur procurer
de l'ouvrage, et il mit toujours à leur disposition,
pour l'entretien de tous trois, les deux tiers de l'argent
qu'il gagnait; mais il fit une part de l'autre tiers, et elles
n'en connurent jamais la destination. En vain Louison
chercha jusque dans la paillasse de son lit, jusque sous
les carreaux de sa chambre, pour voir s'il ne se faisait
pas une bourse particulière, elle ne trouva rien; en vain
hasarda-t-elle d'adroites questions, elle n'obtint pas de
réponse; en vain essaya-t-elle de lui faire placer cet argent
invisible en meubles, en linge, en objets qu'elle
disait utiles au ménage, il fit la sourde oreille, ne les
laissa manquer d'aucune chose nécessaire à leur entretien,
mais se refusa constamment la moindre superfluité
personnelle. Ce fut un grand souci pour Louison, qui,
comptant pour rien de disposer de la majeure partie du
bien de son frère, se creusait la cervelle pour arriver à
la conquête du reste. Il lui semblait qu'Arsène commettait
une injustice, presque un vol, en se réservant quelques
écus pour un usage mystérieux. Elle n'en dormait
pas; et, si elle l'eût osé, elle eût manifesté le dépit
qu'elle en ressentait; mais avec sa douceur impassible et
son silence glacé, Arsène la tenait sous une domination
qu'elle n'avait pas prévue si austère. Il fallut pourtant
s'y soumettre, renoncer à connaître le fond de ce coeur
qui s'était fermé pour jamais, et à surprendre une pensée
sur ce visage qui s'était pétrifié.
J'ai dit ces détails de son intérieur, quoique je n'y aie
point pénétré à cette époque; mais tout ce qui tient aux
personnes dont je raconte ici l'histoire m'a été peu à peu
dévoilé par elles-mêmes avec tant de précision, que je
puis les suivre dans les circonstances de leur vie où je
n'ai pris aucune part, avec la même fidélité que je ferai
quant à celles où j'ai assisté personnellement.
Le départ des deux soeurs fut pour nous un véritable
soulagement; mais le mystère et la promptitude qu'Arsène
avait mis à effectuer cette séparation furent longtemps
inexplicables pour nous. Nous pensâmes d'abord
qu'il voulait ne jamais revoir Marthe, et qu'il s'en ôtait
courageusement l'occasion et le prétexte. Mais il revint
nous voir comme à l'ordinaire; et lorsque Marthe lui demanda
l'adresse de ses soeurs, il éluda ses questions, et
finit par lui dire qu'elles étaient placées chez une maîtresse
couturière à Versailles. Je savais le contraire,
parce que je les rencontrais quelquefois dans les alentours
de la maison de commerce où Arsène était occupé;
leur affectation à m'éviter me faisait pressentir et respecter
la volonté d'Arsène. Il fut impossible à Eugénie
d'avoir le mot de cette énigme; elle ne put même pas
amener Arsène à une nouvelle explication sur ses sentiments
secrets et sur ses résolutions à l'égard de Marthe.
Effrayée du calme qu'il montrait, et craignant qu'il ne
conservât un reste d'espérance trompeuse, elle essayait
souvent de le désabuser; mais il coupait court à tout entretien
de ce genre, en lui disant à la hâte: «Je sais
bien! je sais bien! inutile d'en parler.»
Du reste, pas un mot, pas un regard qui pût faire
soupçonner à Marthe qu'elle était l'objet d'une passion
ardente et profonde. Il joua si bien son rôle qu'elle se
persuada n'avoir jamais été qu'une amie à ses yeux; et
nous-mêmes nous commençâmes à croire qu'il avait
triomphé de son amour et qu'il était guéri.
Eugénie, qui prévoyait la confusion et le chagrin de
Marthe lorsqu'elle apprendrait les services d'argent qu'il
lui avait rendus à son insu, le força de reprendre celui
qu'il avait apporté en dernier lieu. Désormais elle voulut
rester chargée exclusivement de son amie, et cette charge
était bien légère. Marthe était d'une sobriété excessive;
elle était vêtue avec une simplicité modeste, et elle aidait
assidûment Eugénie dans son travail. La seule trace des
bienfaits d'Arsène que nous n'eussions pas fait disparaître,
de peur d'affliger trop cet excellent jeune homme,
c'était un petit mobilier qu'il avait acquis pour elle, et
qui se composait d'une couchette en fer, de deux chaises,
d'une table, d'une commode en noyer, et d'une petite toilette
qu'il avait choisie lui-même, hélas! avec tant d'amour!
Nous faisions accroire à Marthe que ces meubles
étaient à nous, et que nous les lui prêtions. Elle agréait
nos soins avec tant de candeur et de charme, que nous
eussions été heureux de les lui faire agréer toute notre
vie; mais il n'en devait pas être ainsi. Un mauvais génie
planait sur la destinée de Marthe: c'était Horace.
Après la déclaration formelle d'Eugénie, il s'était
attendu à une lutte avec Arsène. Il était fort humilié d'avoir
un semblable rival; et cependant, comme il le savait
très-fin, très-hardi, très-estimé de nous tous, et de
Marthe la première, c'en était assez pour qu'il acceptât
cette lutte. Quelques jours auparavant, il eût abandonné
la partie plutôt que de commettre son esprit élégant
et cultivé avec la malice un peu crue et un peu
rustique du Masaccio; mais à ce moment-là, son amour
était arrivé à un paroxysme fébrile, et il n'eût pas rougi
de disputer l'objet de ses désirs à M. Poisson lui-même.
A la grande surprise de tous, Paul Arsène parut calme
jusqu'à l'indifférence, et Horace pensa qu'Eugénie avait
beaucoup exagéré son amour. Mais lorsqu'il sut que Paul
n'ignorait plus le sien, et lorsque je lui eus raconté dans
quelles angoisses de douleur j'avais surpris ce courageux
jeune homme, il commença à s'inquiéter de sa persévérance
à reparaître devant lui, et de l'espèce de tranquillité
triomphante qu'il semblait jouer pour le braver. Sa
jalousie s'alluma; les plus étranges soupçons s'éveillèrent
dans son esprit, et il les laissa paraître. Marthe n'y
comprit rien d'abord: sa conscience était trop pure pour
qu'elle pût s'offenser de doutes qui n'avaient pas de sens
pour elle. Le sombre dépit d'Horace la troubla sans l'éclairer.
Eugénie eut la délicatesse de ne pas se mêler de
ce qui se passait entre eux, mais elle espéra qu'en s'apercevant
de l'outrage qui lui était fait, Marthe se relèverait
fière et blessée.
Dans ses accès de jalousie, Horace me pria, par dépit,
de le conduire chez madame de Chailly. Il y retourna
deux ou trois fois, et affecta de trouver la vicomtesse de
plus en plus adorable. Ce furent autant de blessures dans
le coeur de Marthe; mais l'amour naissant est comme un
serpent fraîchement coupé par morceaux, qui trouve en
soi la force de se rapprocher et de se réunir. Aux tristesses,
aux insomnies, aux querelles vives et amères,
succédèrent les raccommodements pleins d'exaltation et
d'ivresse; aux serments de ne plus se voir, les serments
de ne se jamais quitter. Ce fut un bonheur plein d'orages
et mêlé de beaucoup de larmes; mais ce fut un bonheur
plein d'intensité et rendu plus vif par les réactions.
Un jour qu'Horace avait voulu railler et dénigrer Arsène
eu son absence, et que Marthe le défendait avec
chaleur, il prit son chapeau, comme il faisait dans ses
emportements, et partit sans dire mot à personne. Marthe
savait bien qu'il reviendrait le lendemain, et qu'il demanderait
pardon de ses torts; mais elle était de ces
âmes tendres et passionnées qui ne savent pas attendre
fièrement la fin d'une crise douloureuse. Elle se leva,
jeta son châle sur ses épaules, et s'élança vers la porte.
«Que faites-vous donc? lui dit Eugénie.
—Vous le voyez, répondit Marthe hors d'elle-même,
je cours après lui.
—Mais, mou amie, vous n'y songez pas; n'encouragez
pas de semblables injustices, vous vous en repentirez.
—Je le sais bien, dit Marthe; mais c'est plus fort que
moi, il faut que je l'apaise.
—Il reviendra de lui-même, laissez-lui-en du moins le
mérite.
—Il reviendra demain!
—Eh bien! oui, demain, certainement.
—Demain, Eugénie? Vous ne savez pas ce que c'est
que d'attendre jusqu'à demain! Passer toute la nuit avec
la fièvre, avec le coeur gonflé, avec une insomnie qui
compte les heures, les minutes, avec cette horrible pensée
impossible à chasser: il ne m'aime pas! et celle-ci
plus affreuse encore: il n'est pas bon, il n'est pas généreux,
je ne devrais pas l'aimer! Oh! non, vous ne connaissez
pas cela, vous.
—Mon Dieu, s'écria Eugénie, vous comprenez que
vous avez tort de l'aimer, et quand il vous vient une lueur
de raison, vous êtes impatiente de la perdre.
—Laissez-moi la perdre bien vite, dit Marthe; car
cette clarté est la plus intolérable souffrance qu'il y ait
au monde.» Et, se dégageant des bras d'Eugénie, elle
s'élança dans l'escalier et disparut comme un éclair.
Eugénie n'osa pas la suivre, dans la crainte d'attirer
les regards sur elle et d'occasionner un scandale dans la
maison. Elle espéra qu'au bas de l'escalier ces amants
insensés se rencontreraient, et qu'au bout de quelques
instants elle les verrait revenir ensemble. Mais Horace,
furieux, marchait avec une rapidité extrême. Marthe le
voyait à dix pas; elle n'osait pas l'appeler sur le quai,
elle n'avait pas la force de courir. A chaque pas, elle se
sentait prête à défaillir; elle le voyait frapper de sa canne
sur le parapet, dans un mouvement de rage irréfrénable.
Elle se remettait à le suivre, ne songeant plus à sa souffrance
personnelle, mais à celle de son amant. Il renversa
deux ou trois passants, en fit crier et jurer une
demi-douzaine en les heurtant, monta la rue de La
Harpe, et arriva à l'hôtel de Narbonne, où il demeurait,
sans s'apercevoir que Marthe était sur ses traces et avait
failli dix fois le joindre. Au moment où il prenait sa
clef et son bougeoir des mains de la portière, il vit
le visage renfrogné de celle-ci regarder par-dessus son
épaule:
«Où allez-vous donc, Mam'selle?» dit-elle d'une voix
courroucée à une personne qui s'apprêtait à monter l'escalier
sans rien lui dire.
Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans
gants, et pâle comme la mort. Il la saisit dans ses bras,
l'enleva à demi, et lui jetant un châle sur la tête, comme
un voile pour la soustraire aux regards, il l'entraîna dans
l'escalier, et la conduisit légèrement jusqu'à sa chambre.
Là, il se jeta à ses pieds. Ce fut toute l'explication. Le
sujet même de la querelle fut oublié dans ce premier
instant.—Oh! que je suis heureux, s'écria-t-il dans un
délire d'amour; te voilà, tu es avec moi, nous sommes
seuls! Pour la première fois de la vie, je suis seul avec
toi, Marthe! Comprends-tu mon bonheur?
—Laisse-moi partir, dit Marthe effrayée; Eugénie m'a
peut-être suivie, peut-être Arsène. Mon Dieu! est-ce un
rêve! J'ai vu quelque part, en te suivant, la figure d'Arsène,
je ne sais où. Non, je n'en suis pas sûre... peut-être!...
C'est égal, tu m'aimes, tu m'aimes toujours!
Allons-nous-en, reconduis-moi.
—Oh! pas encore! pas encore! disait Horace; encore
un instant! Si Eugénie vient, je ne réponds pas; si
Arsène vient, je le tue. Reste ainsi, reste encore un
instant!
Cependant Eugénie seule, inquiète, épouvantée, comptait
les minutes, allait du palier à la fenêtre, et ne voyait
pas revenir Marthe. Enfin elle entend monter l'escalier.
C'est elle, enfin!... Non, c'est le pas d'un homme.
Elle se réjouit de la pensée que c'était moi, et qu'elle
allait pouvoir m'envoyer à la recherche de Marthe. Elle
courut au-devant de moi; mais au lieu de moi, c'était
Arsène.
«Où donc est Marthe? dit-il d'une voix éteinte.
—Elle est sortie pour un instant, dit Eugénie, troublée;
elle va rentrer tout de suite.
—Sortie toute seule à la nuit? dit Arsène; vous l'avez
laissée sortir ainsi?
—Elle va rentrer avec Théophile, dit Eugénie, éperdue.
—Non! non! elle ne rentrera pas avec Théophile, dit
Arsène en se laissant tomber sur une chaise. Ne vous
donnez pas la peine de me tromper, Eugénie; elle ne rentrera
pas même avec Horace. Elle rentrera seule, elle rentrera
désespérée.
—Vous l'avez donc vue?
—Oui, je l'ai vue qui courait sur le quai du côté de
la rue de la Harpe.
—Et Horace n'était pas avec elle?
—Je n'ai vu qu'elle.
—Et vous ne l'avez pas suivie?
—Non; mais je vais l'attendre,» dit-il.
Et il se leva précipitamment.
«Mais pourquoi n'avez-vous pas couru après elle? dit
Eugénie; pourquoi êtes-vous venu ici?
—Ah! je ne sais plus, dit Arsène d'un air égaré. J'avais
une idée, pourtant!... Oui, oui, c'est cela: je voulais
vous demander, Eugénie, si c'était la première fois
qu'elle sortait seule, le soir, ou seule avec lui?... Dites,
est-ce la première fois?
—Oui, c'est la première fois, dit Eugénie. Marthe est
encore pure, j'en fais le serment. Pourquoi, mon Dieu,
n'avoir pas couru après elle?
—Oh! il est peut-être temps encore de tuer ce misérable!
s'écria Arsène avec fureur.» Et, bondissant comme
un chat sauvage, il s'élança dehors.
Eugénie comprit les suites funestes que pouvait avoir
une telle aventure. Épouvantée, elle se mit à courir aussi
après Arsène. Heureusement je montais l'escalier, et je
les arrêtai tous deux.
«Où allez-vous donc? leur dis-je; que signifient ees
figures bouleversées?
—Retenez-le, suivez-le, me dit à la hâte Eugénie, en
voyant qu'Arsène m'échappait déjà. Marthe est partie
avec Horace, et Paul va faire quelque malheur; allez!»
Je courus à mon tour après le Masaccio, et je le rejoignis.
Je m'emparai de son bras, mais sans pouvoir le
retenir, quoique je fusse beaucoup plus grand et plus
musculeux que lui. La colère avait tellement décuplé ses
forces qu'il m'entraînait comme il eût fait d'un enfant.
J'appris par ses exclamations entrecoupées ce qui s'était
passé, et je vis l'imprudence qu'Eugénie avait commise.
La réparer par un mensonge était le seul moyen
qui me restât pour empêcher un événement tragique.
«Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que ce soit
la première fois qu'ils sortent ensemble? c'est au moins
la dixième.»
Cette assertion tomba sur lui comme l'eau sur le feu.
Il s'arrêta court, et me regarda d'un air sombre.
«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? me demanda-t-il
d'une voix déchirante.
—J'en suis certain..Elle est sa maîtresse depuis plus
d'un mois.
—Eugénie m'a donc trompé?
—Non, mais on trompe Eugénie.
—Sa maîtresse! Il ne veut donc pas l'épouser, l'infâme!
—Qu'en savez-vous? lui dis-je, ne songeant qu'à le
calmer et à l'éloigner; Horace est un homme d'honneur
et ce que Marthe voudra, il le voudra aussi.
—Vous êtes sûr qu'il est un homme d'honneur! Jurez-moi
cela sur le vôtre.»
A force d'assurances évasives et de réponses indirectes,
je réussis à lui rendre la raison. Il me remercia du bien
que je lui faisais, et il me quitta, en me jurant qu'il allait
rentrer aussitôt chez lui.
Dès que je l'eus vu prendre cette direction, je courus
à l'hôtel de Narbonne; je m'informai d'Horace. «Il est
là-haut enfermé avec une demoiselle ou une dame, répondit
la portière, enfin avec ce que vous voudrez. Mais
je vais la faire descendre; je n'entends pas qu'il y ait du
scandale ici.»
Je la priai de parler plus bas, et je l'y engageai par les
arguments irrésistibles de Figaro. Elle m'expliqua que
la dame était jolie, qu'elle avait de longs cheveux noirs
et un châle écarlate. Je redoublai mes arguments, et
j'obtins la promesse qu'elle ne ferait point de bruit, et
qu'elle laisserait repartir la fugitive, à quelque heure que
ce fût de la nuit, sans lui adresser une parole et sans faire
part à personne de ce qu'elle avait vu.
Quand je fus tranquille à cet égard, je revins rassurer
Eugénie. Je ne pus me défendre de rire un peu de sa
consternation. Arsène mis à la raison et hors de cause,
le dénouement un peu brusque, mais inévitable, des
amours de Marthe et d'Horace, me semblait moins surprenant
et moins sombre que ne le voulait voir ma généreuse
amie. Elle me gronda beaucoup de ce qu'elle
appelait ma légèreté.
«Voyez-vous, me dit-elle, depuis qu'elle l'aime, elle
me fait l'effet d'être condamnée à mort; et à présent je
ne ris pas plus que je ne ferais si je la voyais monter à
l'échafaud.»
Nous attendîmes une partie de la nuit. Marthe ne rentra
pas. Le sommeil finit par triompher de notre sollicitude.
A l'aube naissante, la porte de l'hôtel de Narbonne
s'ouvrit et se referma plus doucement encore après avoir
laissé passer une femme qui couvrait sa tête d'un châle
rouge. Elle était seule, et fit quelques pas rapidement
pour s'éloigner. Mais bientôt elle s'arrêta, faible et brisée,
au coin d'une borne, et s'appuya pour ne pas tomber.
Cette femme, c'était Marthe.
Un homme la reçut dans ses bras: c'était Arsène.
«Quoi! seule! seule! lui dit-il; il ne vous a pas seulement
accompagnée!
—Je le lui ai défendu, dit Marthe d'une voix mourante;
j'ai craint d'être rencontrée avec lui, et puis je
n'ai pas voulu qu'il me revit au jour! Je voudrais ne le
revoir jamais! Mais que fais-tu ici à cette heure, Paul?
—Je n'ai pu dormir, répondit-il, et je suis venu vous
attendre pour vous ramener; quelque chose m'avait dit
que vous sortiriez de chez lui seule et désespérée.»
XVI.
Marthe était si confuse et si éperdue qu'elle ne voulait
plus rentrer.
«Conduisez-moi auprès de vos soeurs, disait-elle à
Arsène; elles, du moins, ne sauront pas où j'ai passé la
nuit.
—Vous n'avez pas d'amie plus fidèle et plus dévouée
qu'Eugénie, répondit Arsène; n'aggravez pas votre position
par une plus longue absence. Venez, je vous accompagnerai
jusque chez elle, et je vous réponds qu'elle ne
vous adressera pas un reproche.»
Il la reconduisit jusqu'à la porte de sa chambre. Elle
voulut s'y enfermer seule et y pleurer à son aise avant
de nous revoir; mais au moment de quitter Arsène, avec
qui elle avait épanché son coeur comme s'il n'eût été que
son frère, elle se ressouvint tout à coup qu'il avait pour
elle un amour moins calme: elle l'avait oublié, habituée
qu'elle était à compter sur un dévouement aveugle de sa
part.
«Eh bien, Arsène, lui dit-elle avec un accent profond;
regrettes-tu maintenant de ne m'avoir pas épousée?
—Je le regretterai toute ma vie, répondit-il.
—Ne me parle pas ainsi, Arsène, dit-elle; tu me déchires.
Oh! que ne puis-je t'aimer comme tu le désires et
comme tu le mérites! Mais Dieu me hait et me maudit!»
Quand elle fut seule, elle se jeta tout habillée sur son
lit, et pleura amèrement. Eugénie, qui l'entendait sangloter
à travers la cloison, frappa vainement à sa porte;
elle ne répondit pas. Inquiète, et craignant qu'elle ne fût
en proie à ces convulsions nerveuses auxquelles elle était
sujette, Eugénie prit plusieurs clefs, les essaya dans la
serrure, en trouva une qui ouvrit, et s'élança auprès
d'elle. Elle la trouva la face enfoncée dans son traversin,
et les mains crispées dans ses belles tresses noires toutes
ruisselantes de larmes.
«Marthe, lui dit Eugénie en la pressant sur son sein,
pourquoi donc cette douleur? Est-ce du regret pour le
passé, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as disposé de
toi, tu étais libre, personne n'a le droit de t'humilier.
Pourquoi te caches-tu au lieu de venir à moi, qui t'ai
attendue avec tant d'inquiétude et qui te retrouve toujours
avec tant de joie?
—Chère Eugénie, j'ai plus que des regrets, j'ai de la
honte et des remords, répondit Marthe en l'embrassant.
Je n'ai pas disposé de moi dans la liberté de ma conscience
et dans le calme de ma volonté. J'ai cédé à des
transports que je ne partageais pas, glacée que j'étais
par le souvenir des injures récentes et par l'appréhension
de nouveaux outrages. Eugénie! Eugénie! il ne m'aime
pas; j'ai le profond sentiment de mon malheur! Il a de
la passion sans amour, de l'enthousiasme sans estime, de
l'effusion sans confiance. Il est jaloux parce qu'il ne croit
point en moi, parce qu'il me juge indigne d'inspirer un
amour sérieux, et incapable de le partager.
—C'est parce qu'il en est indigne et incapable lui-même!
s'écria Eugénie.
—Non, ne dites pas cela; tout vient de moi, de ma
destinée misérable. Lui, qui n'a point encore aimé, lui
dont le coeur est aussi vierge que les lèvres, il méritait de
rencontrer une femme aussi pure que lui.
—C'est pour cela, dit Eugénie en haussant les épaules,
qu'il s'était épris de la vicomtesse de Chailly, qui a trois
amants à la fois!
—Cette femme-là du moins, répliqua Marthe, a pour
elle l'intelligence, une brillante éducation, et toutes les
séductions de la naissance, des belles manières et du luxe.
Moi, je suis obscure, bornée, ignorante; je sais à peine
lire, je ne sais que comprendre; mais je ne puis rien
exprimer, je n'ai pas une idée à moi, je ne pourrai en
aucun moment dominer le coeur et l'esprit d'un homme
comme lui! Oh! il me l'a bien fait sentir, il me l'a bien
dit cette nuit dans l'emportement de nos querelles, et à
présent je vois que j'étais folle de me plaindre de lui.
C'est moi seule que je dois accuser, c'est ma vie passée
que je dois maudire.
—Eh quoi! en êtes-vous là? dit Eugénie consternée.
Il a déjà fait le maître et le supérieur à ce point? J'aurais
pensé que, du moins, pendant la première ivresse, il se
serait oublié un peu lui-même, pour ne voir et n'admirer
que vous; et, au lieu d'être à vos pieds pour vous remercier
de cette preuve d'amour et de confiance si solennelle
que nous donnons quand nous ouvrons nos bras et notre
âme sans réserve, déjà il s'est levé en dominateur miséricordieux,
pour vous honorer de son indulgence et de son
pardon! En vérité, Marthe, tu as raison d'être honteuse:
car tu es bien humiliée...
—Ne dis pas cela, Eugénie. Si tu avais vu son trouble,
sa souffrance, ses pleurs, et comme il me disait humblement
et tendrement parfois ces choses si cruelles! Non,
il ne savait pas le mal qu'il me faisait, il n'y songeait pas.
Il souffrait tant lui-même! Il n'avait qu'une pensée, celle
de se débarrasser de soupçons qui le torturaient; et lorsqu'il
m'accusait, c'était pour être rassuré par mes réponses.
Mais moi, je n'avais pas la force de le faire.
J'étais si effrayée de voir ce noble orgueil, cette pure
jeunesse, cette grande intelligence, qui exigeaient tant
de moi, et qui avaient le droit de tant exiger; et je me
sentais si peu de chose pour répondre à tout cela! J'étais
accablée, et il prenait tout à coup ma tristesse pour le
remords de quelque faute ou le retour de quelque mauvais
sentiment. «Qu'as-tu donc? me disait-il, tu n'es pas
heureuse dans mes bras! Tu es sombre, préoccupée; tu
penses donc à un autre?» Alors il s'imaginait que j'avais
des rapports secrets avec Paul Arsène, et il me suppliait
de le chasser d'ici, et de ne jamais le revoir. J'y aurais
consenti, oui, j'aurais eu cette faiblesse, s'il eût persisté
à me le demander avec tendresse. Mais, dès mon premier
mouvement d'hésitation, il me laissait voir un dépit
et une aigreur qui me rendaient la force de lui résister;
car, moi aussi, je prenais du dépit, je devenais amère.
Et nous nous sommes dit des choses bien dures, qui me
sont restées sur le coeur comme une montagne!
—Tu avais raison de dire qu'il ne t'aime pas, reprit
Eugénie; mais tu te trompes quand tu t'imagines que
c'est à cause de toi et de ton passé. Le mal ne vient que
de son orgueil à lui, et d'un fonds d'égoïsme que tu vas
encourager par ta faiblesse. L'homme qui a le coeur fait
pour aimer ne se demande pas si l'objet de son amour
est digne de lui. Du moment qu'il aime, il n'examine plus
le passé; il jouit du présent, et il croit à l'avenir. Si sa
raison lui dit qu'il y a dans ce passé quelque chose à pardonner,
il pardonne dans le secret de son coeur, sans faire
sonner sa générosité comme une merveille. Cet oubli des
torts est si simple, si naturel à celui qui aime! Arsène
t'a-t-il jamais accusée, lui? Ne t'a-t-il pas toujours défendue
contre toi-même, comme il t'aurait défendue contre
le monde entier?
—Je douterais même d'Arsène, dit Marthe en soupirant.
Je crois qu'en amour on est humble et généreux tant
qu'on est repoussé; mais le bonheur rend exigeant et
cruel. Voilà ce qui m'arrive avec Horace. Durant ces
heures de la nuit que nous avons passées ensemble, il y
avait une alternative continuelle de douceur et de fierté
entre nous. Quand je me révoltais contre lui, il était à
mes pieds pour me calmer; mais, à peine m'avait-il amenée
à m'humilier devant lui, qu'il m'accablait de nouveau.
Ah! je crois que l'amour rend méchant!
—Oui, l'amour des méchants,» répliqua Eugénie en
secouant tristement la tête.
Eugénie était injuste; elle ne voyait pas la vérité mieux
que Marthe. Toutes deux se trompaient, chacune à sa
manière. Horace n'était ni aussi respectable ni aussi méchant
qu'elles se l'imaginaient. Le triomphe le rendait
volontiers insolent; il avait cela de commun avec tant
d'autres, que si on voulait condamner rigoureusement
ce travers, il faudrait mépriser et maudire la majeure partie
de notre sexe. Mais son coeur n'était ni froid ni dépravé.
Il aimait certainement beaucoup; seulement, l'éducation
morale de l'amour lui ayant manqué, ainsi qu'à
tous les hommes, comme il n'était pas du petit nombre
de ceux dont le dévouement naturel fait exception, il aimait
seulement en vue de son propre bonheur, et, si je
puis m'exprimer ainsi, pour l'amour de lui-même.
Il vint dans la journée; et, au lieu d'être confus devant
nous, il se présenta d'un air de triomphe que je trouvai
moi-même d'assez mauvais goût. Il s'attendait à des plaisanteries
de ma part, et il s'était préparé à les recevoir
de pied ferme. Au lieu de cela, je me permis de lui faire
des reproches.
«Il me semble, lui dis-je en l'emmenant dans mon
cabinet, que tu aurais pu avoir avec Marthe des entrevues
secrètes qui ne l'eussent pas compromise. Cette nuit
passée dehors sans préparation, sans prétexte, pourra
faire beaucoup jaser les gens de la maison.»
Horace reçut fort mal cette observation.
—J'admire fort, dit-il, que tu prennes tant d'ombrage
pour elle, lorsque tu vis publiquement avec Eugénie!
—C'est pour cela qu'Eugénie est respectée de tout ce
qui m'entoure, répondis-je. Elle est ma soeur, ma compagne,
ma maîtresse, ma femme, si l'on veut. De quelque
façon qu'on envisage notre union, elle est absolue et permanente.
Je me suis fait fort de la rendre acceptable à
tous ceux qui m'aiment, et d'entourer Eugénie d'assez
d'amis dévoués pour que le cri de l'intolérance n'arrive
pas jusqu'à ses oreilles. Mais je n'ai pas levé le voile qui
couvrait nos secrètes amours avant de m'être assuré par
la réflexion et l'expérience de la solidité de notre affection
mutuelle. Après une première nuit d'enivrement, je n'ai
pas présente Eugénie à mes camarades en leur disant:
«Voici ma maîtresse, respectez-la à cause de moi.» J'ai
caché mon bonheur jusqu'à ce que j'aie pu leur dire avec
confiance et loyauté: «Voici ma femme, elle est respectable
par elle-même.»
—Eh bien, moi, je me sens plus fort que vous, dit
Horace avec hauteur. Je dirai à tout le monde: «Voici
mon amante, je veux qu'on la respecte. Je contraindrai
les récalcitrants à se prosterner, s'il me plaît, devant la
femme que j'ai choisie.»
—Vous n'y parviendrez pas ainsi, eussiez-vous le bras
invincible des antiques pourfendeurs de la chevalerie.
Au temps où nous vivons, les hommes ne se craignent
pas entre eux; et on ne respectera votre amante, comme
vous l'appelez, qu'autant que vous la respecterez vous-même.
—Mais vous êtes singulier, Théophile! En quoi donc
ai-je outragé celle que j'aime? Elle est venue se jeter
dans mes bras, et je l'y ai retenue une heure ou deux de
plus qu'il ne convenait d'après votre code des convenances.
Vraiment, j'ignorais que la vertu et la réputation
d'une femme fussent réglées comme le pouvoir des recors,
d'après le lever et le coucher du soleil.
—Ce sont là de bien mauvaises plaisanteries, lui dis-je,
pour une journée aussi solennelle que celle-ci devrait
l'être dans l'histoire de vos amours. Si Marthe en prenait
aussi légèrement son parti, j'aurais peu d'estime pour
elle. Mais elle en juge tout autrement, à ce qu'il me parait,
car elle n'a pas cessé de pleurer depuis ce matin. Je ne
vous demande pas la cause de ses larmes; mais n'aurez-vous
pas la lui demander avec un visage moins riant et des
manières moins dégagées?
—Écoutez, Théophile, dit Horace en reprenant son sérieux,
je vais vous parler franchement, puisque vous m'y
contraignez. L'amitié que j'ai pour vous me défendait de
provoquer une explication que votre sévérité envers moi
rend indispensable. Sachez donc que je ne suis plus un
enfant, et que s'il m'a plu jusqu'ici de me laisser traiter
comme tel, ce n'est pas un droit que vous avez acquis
irrévocablement et que je ne puisse pas vous ôter quand
bon me semblera. Je vous déclare donc aujourd'hui que
je suis las, extrêmement las, de l'espèce de guerre qu'Eugénie
et vous faites, au nom de M. Paul Arsène, à mes
amours avec Marthe. Je n'agis pas aussi légèrement que
vous le croyez en mettant de côté toute feinte et toute
retenue à cet égard. Il est bon que vous sachiez tous,
vous et vos amis, que Marthe est ma maîtresse et non
celle d'un autre. Il importe à ma dignité, à mon honneur,
de n'être pas admis ici en surnuméraire, mais d'être bien
pour vous, pour eux, pour Marthe, pour tout le monde
et pour moi-même, l'amant, le seul amant, c'est-à-dire
le maître de cette femme. Et comme depuis quelque
temps, grâce au singulier rôle que vous me faites jouer,
grâce aux prétentions obstinées de M. Paul Arsène, grâce
à la protection peu déguisée que lui accorde Eugénie
(grâce à votre neutralité, Théophile), grâce à l'amitié
équivoque qui règne entre Marthe et lui, grâce enfin à
mes propres soupçons, qui me font cruellement souffrir,
je ne sais plus où j'en suis, ni ce que je suis ici, j'ai résolu
de savoir enfin à quoi m'en tenir, et de bien dessiner
ma position. C'est pour cela que je me présente ici ce
matin, la tête levée, et que je viens vous dire à tous, sans
tergiversation et sans ambiguïté: «Marthe a passé cette
nuit dans mes bras, et si quelqu'un le trouve mauvais,
je suis prêt à connaître de ses droits, et à lui céder les
miens, s'ils ne sont pas les mieux fondés.»
—Horace, lui dis-je en je regardant fixement, si telle
est votre pensée ce matin, à la bonne heure, je l'accepte;
mais si c'était celle que vous aviez hier soir en retenant
Marthe auprès de vous pour la compromettre, c'est un
calcul bien froid pour un homme aussi ardent que vous
le paraissez, et je vois là plus de politique que de passion.
—La passion n'exclut point une certaine diplomatie,
répondit-il en souriant. Vous savez bien, Théophile, que
j'ai commencé ma vie par la politique. Si je deviens
homme de sentiment, j'espère qu'il me restera pourtant
quelque chose de l'homme de réflexion. Mais rassurez-vous,
et ne vous scandalisez pas ainsi. Je vous avoue
qu'hier soir j'ai été fort peu diplomate, que je n'ai pensé
à rien, et que j'ai cédé à l'ivresse du moment. Mais ce
matin, en me résumant, j'ai reconnu qu'au lieu d'un sot
repentir je devais avoir le contentement et l'énergie d'un
amant heureux.
—Ayez-les donc, lui dis-je, mais faites que votre visage
et votre contenance n'expriment pas autre chose
que ce que vous éprouvez; car, en ce moment, vous avez,
malgré vous, l'air d'un fat.»
J'étais irrité en effet par je ne sais quoi de vain et d'arrogant
qu'il avait ce jour-là, et que, pour toute l'affection
que je lui portais, j'eusse voulu lui ôter. Je craignais que
Marthe n'en fût blessée; mais la pauvre femme n'avait
plus cette force de réaction. Elle fut intimidée, abattue
et comme saisie d'un frisson convulsif à son approche. Il
la rassura par des manières plus douces et plus tendres;
mais il y eut entre eux une gêne extrême. Horace désirait
d'être seul avec elle; et Marthe, retenue par un sentiment
de honte, n'osait plus nous quitter pour lui accorder
un tête-à-tête. Il espéra quelques instants qu'elle
aurait le courage de le faire, et il suscita divers prétextes,
qu'elle feignit de ne pas comprendre. Eugénie craignait
de paraître affectée en leur cédant la place, et sur ces
entrefaites Paul Arsène arriva.
Malgré tout l'empire que ce dernier exerçait sur lui-même,
et quoiqu'il se fût bien préparé à la possibilité de
rencontrer Horace, il ne put dissimuler tout a fait l'espèce
d'horreur qu'il lui inspirait. Horace vit l'altération soudaine
de son visage pâli et affaissé déjà par les angoisses
de la nuit; et, saisi d'un transport d'orgueil insurmontable,
il leva fièrement la tête, et lui tendit la main de
l'air d'un souverain à un vassal qui lui rend hommage.
Arsène, dans sa généreuse candeur, ne comprit pas ce
mouvement, et, l'attribuant à un sentiment tout opposé,
il saisit et pressa énergiquement la main de son rival,
avec un regard de douleur et de franchise qui semblait
dire: «Vous me promettez de la rendre heureuse, je vous
en remercie.»
Cette muette explication lui suffit. Après s'être informé
de la santé de Marthe, et lui avoir serré la main aussi avec
effusion, il échanges quelques mots de causerie générale
avec nous, et se retira au bout de cinq minutes.
XVII.
Horace n'était pas réellement jaloux d'Arsène au point
d'être inquiet des sentiments de Marthe pour lui, mais il
craignait qu'il n'y eût entre eux, dans le passé, un engagement
plus intime qu'elle ne voulait l'avouer. Il pensait
que, pour être si fidèlement dévoué à une femme qui vous
sacrifie, il fallait conserver, ou une espérance, ou une
reconnaissance bien fondée; et ces deux suppositions
l'offensaient également. Depuis qu'Eugénie lui avait révélé
tout le dévouement d'Arsène, il avait pris encore
plus d'ombrage. Ainsi qu'il l'avait naïvement avoué, il
était blessé d'un parallèle qui ne lui était pas avantageux
dans l'esprit d'Eugénie, et qui lui deviendrait funeste
dans celui de Marthe, s'il devait être continuellement
sous ses yeux. Et puis notre entourage voyait confusément
ce qui se passait entre eux. Ceux qui n'aimaient
pas Horace se plaisaient à douter de son triomphe, du
moins ils affectaient devant lui de croire à celui d'Arsène.
Ceux qui l'aimaient blâmaient Marthe de ne pas se prononcer
ouvertement pour lui en chassant son rival, et ils
le faisaient sentir à Horace. Enfin, d'autres jeunes gens
qui, n'étant pour nous que de simples connaissances, ne
venaient pas chez nous et jugeaient de nous avec une légèreté
un peu brutale, se permettaient sur Marthe ces
propos cruels que l'on pèse si peu et qui se répandent si
vite. Obéissant à cette jalousie non raisonnée que l'on
éprouve pour tout homme heureux en amour, ils rabaissaient
Marthe, afin de rabaisser le bonheur d'Horace à
leurs propres yeux. Plusieurs de ceux-là, qui avaient fait
la cour à la beauté du café Poisson, se vengeaient de
n'avoir pas été écoutés, en disant que ce n'était pas une
conquête si difficile et si glorieuse, puisqu'elle écoutait
un hâbleur comme Horace. Quelques-uns même disaient
qu'elle avait eu pour amant son premier garçon de café.
Enfin, je ne sais quel esprit fut assez bas, et quelle langue
assez grossière, pour émettre l'opinion qu'elle était à la
fois la maîtresse d'Arsène, celle d'Horace et la mienne.
Ces calomnies n'arrivèrent pas alors jusqu'à moi; mais
on eut l'imprudence de les répéter à Horace. Il eut la
faiblesse d'en être impressionné, et il ne songea bientôt
plus qu'à éblouir et terrasser ses détracteurs par une démonstration
irrécusable de son triomphe sur tous ses rivaux
vrais ou supposés. Il tourmenta Marthe si cruellement
qu'il lui fit un crime et un supplice de la vie tranquille
et pure qu'elle menait auprès de nous. Il voulut qu'elle
se montrât seule avec lui au spectacle et à la promenade.
Ces témérités affligeaient Eugénie, et ne lui paraissaient
que d'inutiles bravades contre l'opinion. Tout ce qu'elle
tentait pour empêcher son amie de s'y prêter poussait à
bout l'impatience et l'aigreur d'Horace.
«Jusqu'à quand, disait-il à Marthe, resterez-vous
sons l'empire de ce chaperon incommode et hypocrite,
qui se scandalise dans les autres de tout ce qui lui semble
personnellement légitime? Comment pouvez-vous subir
les admonestations pédantes de cette prude, qui n'est
pas sans vues intéressées, j'en suis certain, et qui regarde
comme l'amant préférable celui qui peut donner à sa maîtresse
le plus de bien-être et de liberté? Si vous m'aimiez,
vous la réduiriez promptement au silence, et vous ne souffririez
pas qu'elle m'accusât sans cesse auprès de vous.
Puis-je être satisfait quand je vois ce tiers indiscret s'immiscer
dans tous les secrets de notre amour? Puis-je être
tranquille lorsque je sais que votre unique amie est mon
ennemie jurée, et qu'en mon absence elle vous aigrit et
vous met en garde contre moi?»
Il exigea qu'elle éloignât tout à fait Paul Arsène, et il
y eut dans cette expulsion qu'il lui imposait quelque
chose de bien particulier. Il craignait beaucoup le ridicule
qui s'attache aux jaloux, et l'idée que le Masaccio
pourrait se glorifier de lui avoir causé de l'inquiétude lui
était insupportable. Il voulut donc que Marthe agît comme
de propos délibéré et sans paraître subir aucune influence
étrangère. Il rencontra de sa part beaucoup d'opposition
à cette exigence injuste et lâche; mais il l'y amena insensiblement
par mille tracasseries impitoyables. Elle
n'avait plus le droit de serrer la main de son ami, elle
ne pouvait plus lui sourire. Tout devenait crime entre
eux: un regard, un mot, lui étaient reprochés amèrement.
Si Arsène, obéissant à une habitude d'enfance, la
tutoyait en causant, c'était la preuve flagrante d'une ancienne
intrigue entre eux. Si, lorsque nous nous promenions
tous ensemble, elle acceptait le bras d'Arsène,
Horace prenait un prétexte ridicule, et nous quittait avec
humeur, disant tout bas à Marthe qu'il ne se souciait pas
de passer pour l'antagoniste de Paul, et que c'était bien
assez de succéder à un M. Poisson, sans partager encore
avec son laquais. Quand Marthe se révoltait contre ces
persécutions iniques, il la boudait durant des semaines
entières; et l'infortunée, ne pouvant supporter son absence,
allait le chercher, et lui demander pour ainsi dire
pardon des torts dont elle était victime. Mais si elle offrait
alors d'avoir une franche explication avec le Masaccio,
avant de le renvoyer:
«C'est cela, s'écriait Horace, faites-moi passer pour
un fou, pour un tyran ou pour un sot, afin que M. Paul
Arsène aille partout me railler et me diffamer! Si vous
agissez ainsi, vous me mettrez dans la nécessité de lui
chercher querelle et de le souffleter, quelque beau matin,
en plein café.»
Épuisée de cette lutte odieuse, Marthe prit un jour la
main d'Arsène, et la portant à ses lèvres:
«Tu es mon meilleur ami, lui dit-elle, tu vas me
rendre un dernier service, le plus pénible de tous pour
toi, et surtout pour moi. Tu vas me dire un éternel
adieu. Ne m'en demande pas la raison; je ne peux pas
et je ne veux pas te la dire.
—C'est inutile, j'ai deviné depuis longtemps, répondit
Arsène. Comme tu ne me disais rien, je pensais que mon
devoir était de rester tant que tu semblerais désirer ma
protection. Mais puisqu'au lieu de t'être utile, elle te
nuit, je me retire. Seulement, ne me dis pas que c'est
pour toujours, et promets-moi que quand tu auras besoin
de moi, tu me rappelleras. Tu n'auras qu'un mot à dire,
un geste à faire, et je serai à tes ordres. Tiens, Marthe,
si tu veux, je passerai tous les jours sous ta fenêtre: tu
n'as qu'à y attacher un mouchoir, un ruban, un signe
quelconque, le même jour tu me verras accourir. Promets-moi
Cela.»
Marthe le promit en pleurant; Arsène ne revint plus.
Mais ce n'était pas assez pour satisfaire l'orgueil d'Horace.
Un jour que, suivant sa coutume, il avait emmené Marthe
chez lui, nous l'attendîmes en vain pour souper, et nous
reçûmes d'elle, le soir, le billet suivant:
«Ne m'attendez pas, chers et dignes amis. Je ne rentrerai
plus dans votre maison. J'ai découvert que je n'y
devais pas mon bien-être à votre seule générosité, mais
que Paul y avait longtemps contribué, et qu'il y contribue
encore, puisque tous les meubles que vous m'avez
soi-disant prêtés lui appartiennent. Vous comprenez que,
sachant cela, je n'en puis plus profiter. D'ailleurs, le
monde est si méchant qu'il calomnie les affections les
plus vertueuses. Je ne veux pas vous répéter les vils propos
dont je suis l'objet. J'aime mieux, en les faisant cesser
et en m'arrachant avec douleur d'auprès de vous, ne
vous parler que de mon éternelle reconnaissance pour
vos bontés envers moi, et de l'attachement inaltérable
que vous porte à jamais.
«Votre amie, MARTHE.»
«Voici encore une lâcheté d'Horace, s'écria Eugénie
indignée. Il lui a révélé un secret que j'avais confié à son
honneur.
—Ces sortes de choses échappent, malgré soi, dans
l'emportement de la colère, lui répondis-je; et c'est le
résultat d'une querelle entre eux.
—Marthe est perdue, reprit Eugénie, perdue à jamais!
car elle appartient sans réserve et sans retour à
un méchant homme.
—Non pas à un méchant homme, Eugénie, mais à
quelque chose de plus funeste pour elle, à un homme
faible que la vanité gouverne.»
J'étais outré aussi, et je me refroidis extrêmement pour
Horace. Je pressentais tous les maux qui allaient fondre
sur Marthe, et je tentai vainement de les détourner.
Toutes nos démarches furent infructueuses. Horace, prévoyant
que nous ne lui abandonnerions pas sa proie sans
la lui disputer, avait changé immédiatement de domicile
Il avait loué, dans un autre quartier, une chambre où il
vivait avec Marthe, si caché, qu'il nous fallut plus d'un
mois pour les découvrir. Quand nous y fûmes parvenus,
il était trop tard pour les faire changer de résolution et
d'habitudes. Nos représentations ne servirent qu'à les
irriter contre nous. Horace exerçait sur sa maîtresse un
tel empire, que désormais elle nous retira toute sa confiance.
Oubliant qu'elle nous avait longtemps raconté
tous ses griefs contre lui, elle voulait nous faire croire
désormais à son bonheur, et nous reprochait de lui supposer
gratuitement des souffrances dont son visage portait
déjà l'empreinte profonde. Prévoyant bien qu'elle
allait manquer, qu'elle manquait déjà d'argent et d'ouvrage,
nous ne pûmes lui faire accepter le plus léger
service. Elle repoussa même nos offres avec une sorte de
hauteur qu'elle ne nous avait jamais témoignée.
—Je craindrais, nous dit-elle, qu'un bienfait d'Arsène
ne fût encore caché derrière le vôtre; et, quoique je sache
combien votre conduite envers moi a été généreuse, je
vous confesse que j'ai de la peine à vous pardonner les
trop justes méfiances que cet état de choses a inspirées à
Horace contre moi.
Eugénie poussa la constance de son dévouement envers
sa malheureuse compagne jusqu'à l'héroïsme; mais tout
fut inutile. Horace la détestait et indisposait Marthe contre
elle; toutes ces avances furent reçues avec une froideur
voisine de l'ingratitude. A la fin, nous en fûmes blessés
et fatigués; et, voyant qu'on nous fuyait, nous évitâmes
de devenir importuns. Dans le courant de l'hiver qui suivit,
nous nous vîmes à peine trois fois; et au printemps,
un jour que je rencontrai Horace, je vis clairement qu'il
affectait de ne pas me reconnaître, afin de se soustraire
à un moment d'entretien. Nous nous regardâmes comme
définitivement brouillés, et j'en souffris beaucoup, Eugénie
encore davantage; elle ne pouvait prononcer le
nom de Marthe sans que ses yeux s'emplissent de larmes.
XVIII.
Horace avait pris, dans les romans où il avait étudié la
femme, des idées si vagues et si diverses sur l'espèce en
général, qu'il jouait avec Marthe comme un enfant ou
comme un chat joue avec un objet inconnu qui l'attire et
l'effraie en même temps. Après les sombres et délirantes
figures de femmes dont le romantisme avait rempli l'imagination
des jeunes gens, l'élément féminin du dix-huitième
siècle, le Pompadour, comme on commençait à
dire, arrivait dans sa primeur de résurrection, et faisait
passer dans nos rêves des beautés plus piquantes et plus
dangereuses. Jules Janin donnait, je crois, vers cette
époque, la définition ingénieuse du joli, dans le goût,
dans les arts, dans les modes; il la donnait à tout propos,
et toujours avec grâce et avec charme. L'école de
Hugo avait embelli le laid, et le vengeait des proscriptions
pédantesques du beau classique. L'école de Janin
ennoblissait le maniéré et lui rendait toutes ses séductions,
trop longtemps niées et outragées par le mépris un
peu brutal de nos souvenirs républicains. Sans qu'on y
prenne garde, la littérature fait de ces miracles. Elle ressuscite
la poésie des époques antérieures; et, laissant
dormir dans le passé tout ce qui fut pour les intelligences
du passé l'objet de justes critiques, elle nous apporte,
comme un parfum oublié, les richesses méconnues d'un
goût qui n'est plus à discuter, parce qu'il ne règne plus
arbitrairement. L'art, quoiqu'il se pose en égoïste (l'art
pour l'art), fait de la philosophie progressive sans le savoir.
Il fait sa paix avec les fautes et les misères du passé,
pour enregistrer, ainsi qu'en un musée, les monuments
de la conquête.
Horace ayant une des imaginations les plus impressionnables
de cette époque si impressionnable déjà,
vivant plus de fiction que de réalité, regardait sa nouvelle
maîtresse à travers les différents types que ses lectures
lui avaient laissés dans la tête. Mais quoique ce fussent
des types charmants dans les poèmes et dans les romans,
ce n'étaient point des types vrais et vivants dans la réalité
présente. C'étaient des fantômes du passé, riants ou
terribles. Alfred de Musset avait pris pour épigraphe de
ses belles esquisses le mot de Shakspeare: Perfide
comme l'onde; et quand il traçait des formes plus pures
et plus idéales, habitué à voir dans les femmes de tous
les temps les dangereuses filles d'Eve, il flottait entre un
coloris frais et candide et des teintes sombres et changeantes
qui témoignaient de sa propre irrésolution. Ce
poëte enfant avait une immense influence sur le cerveau
d'Horace. Quand celui-ci venait de lire Portia ou la Camargo, il voulait que la pauvre Marthe fût l'une ou
l'autre. Le lendemain, après un feuilleton de Janin, il
fallait qu'elle devint à ses yeux une élégante et coquette
patricienne. Enfin, après les chroniques romantiques
d'Alexandre Dumas, c'était une tigresse qu'il fallait traiter
en tigre; et après la Peau de chagrin de Balzac, c'était
une mystérieuse beauté dont chaque regard et chaque
mot recelait de profonds abîmes.
Au milieu de toutes les fantaisies d'autrui, Horace oubliait
de regarder le fond de son propre coeur et d'y chercher,
comme dans un miroir limpide, la fidèle image de
son amie. Aussi, dans les premiers temps, fut-elle cruellement
ballottée entre les femmes de Shakespeare et celles
de Byron.
Cette appréciation factice tomba enfin, quand l'intimité
lui montra dans sa compagne une femme véritable de
notre temps et de notre pays, tout aussi belle peut-être
dans sa simplicité que les héroïnes éternellement vraies
des grands maîtres, mais modifiée par le milieu où elle
vivait, et ne songeant point à faire du modeste ménage
d'un étudiant de nos jours la scène orageuse d'un drame
du moyen âge. Peu à peu Horace céda au charme de cette
affection douce et de ce dévouement sans bornes dont il
était l'objet. Il ne se raidit plus contre des périls imaginaires;
il goûta le bonheur de vivre à deux, et Marthe
lui devint aussi nécessaire et aussi bienfaisante qu'elle
lui avait semblé lui devoir être funeste. Mais ce bonheur
ne le rendit pas expansif et confiant: il ne le ramena pas
vers nous; il ne lui inspira aucune générosité à l'égard
de Paul Arsène. Horace ne rendit jamais à Marthe la justice
qu'elle méritait dans le passé aussi bien que dans le
présent; et, au lieu de reconnaître qu'il l'avait mal comprise,
il attribua à sa domination jalouse la victoire qu'il
croyait remporter sur le souvenir du Masaccio. Marthe
aurait désiré lui inspirer une plus noble confiance: elle
souffrait de voir toujours le feu de la colère et de la haine
prêt à se rallumer au moindre mot qu'elle hasarderait en
faveur de ses amis méconnus. Elle rougissait des précautions
minutieuses et assidues qu'elle était forcée de
prendre pour maintenir le calme de son esclavage, en
écartant toute ombre de soupçon. Mais comme elle n'avait
aucune velléité d'indépendance étrangère à son amour,
comme, à tout prendre, elle voyait Horace satisfait de ses
sacrifices et fier de son dévouement, elle se trouvait heureuse
aussi; et pour rien au monde elle n'eût voulu
changer de maître.
Cet état de choses constituait un bonheur incomplet,
coupable en quelque sorte; car aucun des deux amants
n'y gagnait moralement et intellectuellement, ainsi qu'il
l'aurait dû faire dans les conditions d'un plus pur amour.
Je crois qu'on doit définir passion noble celle qui nous
élève et nous fortifie dans la beauté des sentiments et la
grandeur des idées; passion mauvaise, celle qui nous ramène
à l'égoïsme, à la crainte et à toutes les petitesses
de l'instinct aveugle. Toute passion est donc légitime ou
criminelle, suivant qu'elle amène l'un ou l'autre résultat,
bien que la société officielle, qui n'est pas le vrai consentement
de l'humanité, sanctifie souvent la mauvaise en
proscrivant la bonne.
L'ignorance où, la plupart du temps, nous naissons et
mourons par rapport à ces vérités, fait que nous subissons
les maux qu'entraîne leur violation, sans savoir
d'où vient le mal et sans en trouver le remède. Alors
nous nous acharnons à alimenter la cause de nos souffrances,
croyant les adoucir par des moyens qui les enveniment
sans cesse.
C'est ainsi que vivaient Marthe et Horace: lui croyant
arriver à la sécurité en redoublant d'ombrage et de précautions
pour régner sans partage; elle, croyant calmer
cette âme inquiète en lui faisant sacrifice sur sacrifice,
et donnant par là chaque jour plus d'extension à sa douloureuse
tyrannie; car dans toutes les espèces de despotisme,
l'oppresseur souffre au moins autant que l'opprimé.
Le moindre échec devait donc troubler cette fragile félicité;
et, la jalousie apaisée, la satiété devait s'emparer
d'Horace. Il en fut ainsi dès que son existence redevint
difficile. Un ennemi veillait à sa porte, c'était la misère.
Pendant trois mois il avait réussi à l'écarter, en confiant
à Marthe une petite somme que ses parents lui avaient
envoyée en surplus de sa pension. Cette somme, il l'avait
demandée pour payer des dettes imprévues, dont il
n'osait avouer qu'une très-petite partie, tant elles dépassaient
le budget de sa famille; et au lieu de la consacrer
à amortir cette portion de la dette, il l'avait attribuée aux
besoins journaliers de son nouveau ménage, accordant à
peine aux créanciers quelques légers à-compte, dont ils
avaient bien voulu se contenter. Son tailleur était le
moins compromis dans cette banqueroute imminente.
J'avais donné ma caution, et je commençais à m'en repentir
un peu, car les dépenses allaient leur train, et
chaque fois qu'on présentait le mémoire à Horace, il se
tirait d'affaire par des promesses et des commandes nouvelles,
toujours plus considérables à mesure que la dette
augmentait: il n'avait plus le droit de limiter le dandysme
que ce fournisseur, bien avisé dans ses propres
intérêts, venait chaque jour lui imposer. Quand je vis
qu'il y avait spéculation de la part de ce dernier et légèreté
inouïe de la part d'Horace, je me crus en droit de
borner ma caution aux dépenses faites, et de signifier au
tailleur qu'elle ne s'étendrait pas aux dépenses à faire.
Déjà j'étais engagé pour plus d'une année de mon petit
revenu; je prévoyais une gêne dont je me ressentis, en
effet, pendant dix ans, et que je n'avais pas le droit d'imposer
à des êtres plus chers et plus précieux que ce nouvel
ami, si peu soigneux de son honneur et du mien.
Quand il sut mes réserves, il fut indigné de ce qu'il appelait
ma méfiance, et m'écrivit une lettre pleine d'orgueil
et d'amertume, pour m'annoncer qu'il ne voulait plus recevoir
de moi aucun service, qu'il avait subi ma protection
à son insu et par oubli total de mes offres et de mes
démarches, qu'il me priait de ne plus me mêler de ses
affaires, et que le tailleur serait payé dans huit jours. Il
fut payé effectivement, mais ce fut par moi; car Horace
oublia aussi vite les promesses qu'il venait de lui faire
que celles qu'il avait acceptées de moi; et je m'efforçai
d'oublier de même sa lettre insensée, à laquelle je ne répondis
point.
Mais les autres créanciers, que je ne pouvais tenir en
respect, vinrent l'assaillir. C'étaient de bien petites
dettes, à coup sûr, qui feraient sourire un dissipateur de
la Chaussée-d'Antin; mais tout est relatif, et ces embarras
étaient immenses pour Horace. Marthe ignorait
tout. Il ne lui permettait pas de travailler pour vivre et
lui cachait sa situation, afin qu'elle n'eût pas de remords.
Il avait une telle aversion pour tout ce qui eût pu lui rappeler
la grisette, que c'était tout au plus s'il lui laissait
coudre ses propres ajustements. Il eût mieux aimé, quant
à lui, porter son linge en lambeaux, que de voir l'objet
de son amour y faire des reprises. Il fallait que la modeste
Marthe ne s'occupât que de lecture et de toilette,
sous peine de perdre toute poésie aux yeux d'Horace,
comme si la beauté perdait de son prix et de son lustre
en remplissant les conditions d'une vie naïve et simple.
Il fallut que pendant trois mois elle jouât le rôle de Marguerite
devant ce Faust improvisé; qu'elle arrosât des
fleurs sur sa fenêtre; qu'elle tressât plusieurs fois par
jour ses longs cheveux d'ébène, vis-à-vis d'un miroir
gothique dont il avait fait l'emplette pour elle, à un prix
beaucoup trop élevé pour sa bourse; qu'elle apprit à lire
et à réciter des vers; enfin qu'elle posât du matin au soir
dans un tête-à-tête nonchalant. Et quand elle avait cédé
à ses caprices, Horace ne s'apercevait pas que ce n'était
pas la vraie et ingénue Marguerite, allant à l'église et à
la fontaine, mais une Marguerite de vignette, une héroïne
de keepsake.
Le moment vint pourtant où il fallut avouer à Marguerite
que Faust n'avait pas de quoi lui donner à dîner, et
que Méphistophélès n'interviendrait pas dans les affaires.
Horace, après avoir longtemps gardé son secret avec courage,
après avoir épuisé une à une, pendant plusieurs semaines,
la petite bourse de ses amis, après avoir simulé
pendant plusieurs jours un manque d'appétit qui lui permettait
de laisser quelques aliments à sa compagne, fut
pris tout à coup d'un excès de désespoir; et, à la suite
d'une journée de silence farouche, il confessa son désastre
avec une solennité dramatique que ne comportait
pas la circonstance. Combien d'étudiants se sont endormis
gaiement à jeun deux fois par semaine, et combien
de maîtresses patientes et robustes ont partagé leur sort
sans humeur et sans effroi! Marthe était née dans la
misère; elle avait grandi et embelli en dépit des angoisses
fréquentes d'une faim mal apaisée. Elle s'effraya beaucoup
de la tragédie que jouait très-sérieusement Horace;
mais elle s'étonna qu'il fut embarrassé du dénouement.
«J'ai là encore deux petits pains de seigle, lui dit-elle;
ce sera bien assez pour souper, et demain matin j'irai
porter mon châle au Mont-de-Piété. J'en aurai vingt francs,
qui nous feront vivre plus d'une semaine, si tu veux me
permettre de conduire notre ménage avec économie.
—Avec quel horrible sang-froid tu parles de ces
choses-là! s'écria Horace en bondissant sur sa chaise.
Ma situation est ignoble, et je ne comprends pas que tu
veuilles la partager. Quitte-moi, Marthe, quitte-moi. Une
femme comme toi ne doit pas demeurer vingt-quatre
heures auprès d'un homme qui ne sait pas la soustraire
à de tels abaissements. Je suis maudit!
—Vous ne parlez pas sérieusement, reprit Marthe.
Vous quitter parce que vous êtes pauvre? Est-ce que je
vous ai jamais cru riche! J'ai toujours bien prévu qu'un
moment viendrait où vous seriez forcé de me laisser reprendre
mon travail; et si j'ai consenti à être à votre
charge, c'est que je comptais sur la nécessité qui me
rendrait bientôt le droit de m'acquitter envers vous.
Allons, j'irai demain chercher de l'ouvrage, et dans quelques
jours je gagnerai au moins de quoi assurer le pain
quotidien.
—Quelle misère! s'écria de nouveau Horace, irrité de
voir sa fierté vaincue. Et quand tu auras pourvu aux
exigences de la faim, en quoi serons-nous plus avancés?
irons-nous mettre un à un nos effets au Mont-de-Piété?
—Pourquoi non, s'il le faut?
—Et les créanciers?
—Nous vendrons ces bijoux que vous m'avez donnés
bien malgré moi, et ce sera toujours de quoi gagner du
temps.
—Folle! ce sera une goutte d'eau dans la mer. Tu n'as
aucune idée de la vie réelle, ma pauvre Marthe; tu vis
dans les nues, et tu crois que l'on se tire d'affaire par une
péripétie de roman.
—Si je vis dans les romans et dans les nues, c'est
vous qui l'exigez, Horace. Mais laissez-moi en descendre,
et vous verrez bien que je n'y ai pas perdu le goût du
travail et l'habitude des privations. Est-ce que je suis
née dans l'opulence? Est-ce que je n'ai jamais manqué
de rien, pour avoir le droit de me montrer difficile?
—Eh bien, voilà, dit Horace, ce qui m'humilie, ce qui
me révolte. Tu étais née dans la misère; je ne m'en souvenais
pas, parce que je te voyais digne d'occuper un
trône. Je conservais le parfum de ta noblesse naturelle
avec un soin jaloux. Je prenais plaisir à te parer, à préserver
ta beauté comme un dépôt précieux qui m'a été
confié. A présent il faudra donc que je te voie courir dans
la crotte, marchander avec des bourgeoises pour quelques
sous; faire la cuisine, balayer la poussière, gâter et
empuantir tes jolis doigts, veiller, pâtir, porter des savates
et rapiécer tes robes, être enfin comme tu voulais
être au commencement de notre union? Pouah! pouah!
tout cela me fait horreur, rien que d'y penser. Ayez donc
une vie poétique et des idées élevées au sein d'une pareille
existence! Je ne pourrai jamais rêver, jamais penser,
jamais écrire. S'il faut que je vive de la sorte, j'aime
mieux me brûler la cervelle.
—Depuis trois mois que nous menons une vie de
princes, vous n'écrivez pas, dit Marthe avec douceur.
Peut-être la nécessité vous donnera-t-elle un élan imprévu.
Essayez, et peut-être que vous allez vous illustrer
et vous enrichir tout à coup.
—Elle me sermonne et me raille par-dessus le marché!
s'écria Horace en frappant de sa botte au milieu de
la bûche, hélas! la dernière bûche qui brûlait encore
dans la cheminée.
—Dieu m'en préserve! répondit Marthe; je voulais
vous consoler en vous disant que je ne suis pas fière, et
que le jour où vous serez dans l'aisance, je ne rougirai
pas d'en profiter. Mais, en attendant, laissez-moi travailler,
Horace, voyons, je vous en supplie, laissez-moi
vivre comme je l'entends.
—Jamais! reprit-il avec énergie, jamais je ne consentirai
à ce que tu redeviennes une grisette, une femme
d'étudiant; cela ne se peut pas, j'aime mieux que tu me
quittes.
—Voilà une affreuse parole que vous répétez pour la
troisième fois. Vous ne m'aimez donc plus, que la misère
vous effraie avec moi?
—O mon Dieu! est-ce pour moi que je la crains?
Est-ce que je n'ai pas traversé déjà plusieurs fois des
crises désespérées? est-ce que je sais seulement si j'en
ai souffert? Je ne me souviens pas même comment j'ai
fait pour en sortir.
—C'est donc pour moi que vous vous inquiétez! Eh
bien, rassurez-vous: l'inaction à laquelle vous me condamnez
me pèse et me tue; le travail, en même temps
qu'il détournera la misère, rendra ma vie plus douce et
mon coeur plus gai.
—Mais ce travail dont tu parles et cette misère que
tu nargues, c'est tout un; oui, Marthe, c'est la même
chose pour moi. Non, non, c'est impossible que je souffre
cela! Je trouverai, j'inventerai quelque chose. J'emprunterai
le dernier écu du petit Paulier, et j'irai à la roulette.
Peut-être gagnerai-je un million!
—Ne le faites pas, Horace, au nom du ciel, n'essayez
pas de cette affreuse ressource!
—Tu veux bien aller au Mont-de-Piété, toi? Au Mont-de-Piété!
avec les femmes les plus viles, avec les filles
perdues! Ce serait la première fois de ta vie, n'est-ce pas?
réponds, Marthe! Dis-moi que tu n'y as jamais été.
—Quand j'y aurais été, je n'en serais pas plus humiliée
pour cela. C'est une ressource dont toute honte est
pour la société. On y voit plus de mères de famille que
de filles perdues, croyez-moi, et bien des pauvres créatures
y ont jeté leur dernière nippe plutôt que de se
vendre.
—Ah! tu y as été, Marthe! Je vois que tu y as été!
Tu en parles avec une aisance qui me prouve que ce ne
serait pas la première fois... Mais pourquoi donc y as-tu
été? Tu ne manquais de rien avec M. Poisson, et ensuite
Arsène ne t'y aurait pas laissée aller!»
Et, au lieu de songer au dévouement tranquille de sa
maîtresse, Horace se creusait la cervelle pour lui chercher
dans le passé quelque faute qui aurait pu la réduire
aux expédients qu'elle venait d'imaginer pour le
sauver.
«Je vous jure, lui dit Marthe, sur le visage de qui le
nom de M. Poisson accolé à celui d'Arsène venait de
faire passer un nuage de honte et de douleur, que j'irai
demain pour la première fois de ma vie.
—Mais qui t'a donné cette idée d'y aller?
—J'ai lu ce matin, dans les Mémoires de la Contemporaine,
une scène qu'elle raconte de sa misère. Elle
avait été porter là son dernier joyau, et en voyant une
pauvre femme qui pleurait à la porte parce qu'on refusait
de prendre son gage, elle partagea avec elle les dix
francs qu'elle venait de recevoir. C'est bien beau, n'est-ce
pas?
—Quoi? dit Horace, je n'ai pas écouté. Tu me racontes
des histoires, comme si j'avais l'esprit aux histoires!»
On a remarqué avec raison que les malheurs et les contrariétés
se tenaient par la main pour nous assaillir sans
relâche au milieu des mauvaises veines. Horace rêvait
au moyen d'écarter le dernier créancier avec lequel il
avait eu, deux heures auparavant, une conférence orageuse,
lorsque M. Chaignard, propriétaire de l'hôtel
garni qu'il occupait alors, vint lui réclamer deux mois arriérés
d'un loyer de deux chambres à vingt francs par
quinzaine. Horace, déjà mal disposé, le reçut avec hauteur,
et, pressé par lui, menacé, poussé à bout, le menaça
à son tour de le jeter par les fenêtres. Chaignard,
qui n'était pas brave, se retira en annonçant une invasion
à main armée pour le lendemain.
«Tu vois bien qu'il faut aller au Mont-de-Piété demain,
pour empêcher un scandale, dit Marthe en s'efforçant
de le calmer par ses caresses. Si tu te laisses
mettre dehors, les autres créanciers deviendront plus
pressants, et il n'y aura pas moyen de gagner du temps.
—Eh bien! tu n'iras pas, dit Horace, c'est moi qui
irai. J'y porterai ma montre.
—Quelle montre? tu n'en as pas.
—Quelle montre? celle de ma mère! Ah! malédiction!
il y a longtemps qu'elle y est, et sans doute elle
y restera. Ma pauvre mère! si elle savait que sa belle
montre, sa vieille montre, sa grosse montre, est là au
milieu des guenilles, et que je n'ai pas de quoi la retirer!
—Si je mettais à la place la chaîne que tu m'as donnée,
dit Marthe timidement.
—Tu ne tiens guère aux gages de mon amour, dit Horace
en arrachant la chaîne qui était accrochée à la cheminée,
et en la roulant dans ses mains avec colère. Je ne
sais ce qui me retient de la jeter par la fenêtre. Au moins
quelque mendiant en profiterait, au lieu que demain elle
ira tomber dans le gouffre de l'usure, sans nous profiter
à nous-mêmes. Belle ressource, ma foi! Allons, j'ai des
habits encore bons; j'ai un manteau surtout dont je peux
bien me passer.
—Ton manteau! par le froid qu'il fait! quand l'hiver
commence!
—Et que m'importe? Tu veux y mettre ton châle, toi!
—Je ne m'enrhume jamais, et tu l'es déjà. D'ailleurs,
est-ce qu'un homme peut aller mettre ses habits au Mont-de-Piété?
Passe pour une montre, c'est du superflu! mais
le nécessaire! Si quelqu'un te rencontrait?
—Oh! si Arsène me rencontrait, il dirait: Voilà celui
qui s'est chargé de Marthe; elle doit être bien malheureuse,
la pauvre Marthe! Peut-être le dit-il déjà?
—Comment pourrait-il dire ce qui n'est pas?
—Que sais-je? Enfin avoue qu'il aurait un beau
triomphe, s'il savait à quoi nous sommes réduits?
—Mais nous n'irons pas nous en vanter, à quoi bon?
—Bah! tu vas sortir demain, tu vas courir tous les
jours pour de l'ouvrage: tu ne seras pas longtemps sans
le rencontrer, il rôde toujours par ici... Tu le sais bien,
Marthe, ne fais pas l'étonnée. Eh bien! tu le verras; il
te fera des questions, et tu lui diras tout dans un jour de
douleur. Car tu en auras de ces jours-là, ma pauvre enfant!
Tu ne prendras pas toujours la chose aussi philosophiquement
qu'aujourd'hui.
—Hélas! je prévois en effet des jours de douleur, répondit
Marthe; mais la misère n'en sera que la cause indirecte.
Votre jalousie va augmenter.»
Ses yeux se remplirent de larmes, Horace les essuya
avec ses lèvres, et s'abandonna aux transports d'un amour
plus fiévreux que délicat, ce soir-là surtout.
XIX.
Marthe était levée depuis longtemps quand Horace se
réveilla. Il était tard. Horace avait bien dormi; il avait
l'esprit calme et reposé. Des idées plus riantes lui vinrent,
lorsqu'il entendit les moineaux s'entre-appeler sur les
toits, où le soleil d'une belle matinée d'hiver faisait fondre
la neige de la veille: «Ah! ah! dit-il, on a faim et froid
là-haut? c'est encore pis que chez nous. Si tu n'as plus
de pain, ma pauvre Marthe, tes habitués n'auront plus
de miettes, et ils se plaindront de toi.
—Cela n'arrivera pas, dit Marthe; je leur ai gardé
une partie de mon souper d'hier au soir, un peu de pain
de seigle. Ces messieurs ne sont pas difficiles, ils ont fort
bien déjeuné.
—Ils sont plus avancés que nous, n'est-ce pas?
—Qu'est-ce que cela fait? dit Marthe; nous dînerons
mieux ce soir.
—Tu parles de dîner, c'est toujours une consolation
pour qui a bonne envie de déjeuner. Ah ça, tu as donc
été au Mont-de-Piété?
—Pas encore, tu me l'as presque défendu hier. J'attends
ta permission.
—Je te croyais déjà revenue,» dit Horace en bâillant.
Marthe se réjouit de ce changement d'humeur, qu'elle
attribuait à de plus sages idées, et qui n'était autre chose
que le résultat d'un appétit plus impérieux. Elle jeta son
vieux châle rouge sur ses épaules, et plia le neuf dans
une belle feuille de papier; puis, craignant qu'Horace ne
vînt à se raviser, elle se hâta de sortir. Mais au bout de
quelques minutes, elle rentra pâle et consternée: M. Chaignard
l'avait forcée de remonter l'escalier en lui disant,
d'une manière peu courtoise, qu'il ne souffrirait pas qu'on
emportât le moindre effet de chez lui tant que le loyer
ne serait pas payé. Horace, indigné de cette insulte, s'élança
sur l'escalier, où M. Chaignard grommelait encore,
et une discussion violente s'engagea entre eux. Chaignard
fut d'autant plus ferme qu'il avait des témoins. Prévoyant
l'orage, il s'était flanqué de son portier et d'une espèce de
conseil qui avait un faux air d'huissier. Ces deux acolytes
jouaient, l'un le rôle de défenseur de la personne
sacrée du maître, l'autre celui de pacificateur, prêt cependant
à verbaliser. Horace sentit bien qu'il n'avait pas
le droit pour lui, et qu'il faudrait finir par capituler; mais
il se donnait la satisfaction d'accabler le pauvre Chaignard
d'épithètes mordantes, et de lui reprocher sa lésinerie
dans les termes les plus âcres et les plus blessants
qu'il pouvait imaginer. Tout ce qu'il dépensa d'esprit et
de verve bilieuse en cette circonstance eût été en pure
perte, si le bruit n'eût attiré quelques auditeurs malins,
dont la présence vengea son amour-propre. Chaignard
était rouge, écumant, furieux; l'huissier, ne voyant
point à mordre sur des voies de fait d'une espèce aussi
délicate que des sarcasmes, attendait d'un air attentif
quelque mot plus tranché qui constituât un délit d'offense
punissable par la loi. Le portier, qui n'aimait pas son
maître, riait, dans sa barbe grise et sale, des plaisantes
réponses d'Horace; et quelques étudiants avaient entrebâillé
les portes de leurs chambres, pour jouir de ce dialogue
pittoresque. Enfin une de ces portes, s'ouvrant tout
à fait, laissa voir une grande figure hérissée de poils
roux, enveloppée dans un vieux couvre-pied d'où sortaient
deux jambes maigres et velues. Le possesseur de
cette figure bizarre et de ces jambes démesurées n'était
autre que l'illustre Jean Laravinière, président des bousingots,
installé depuis la veille dans une chambre à
quinze francs par mois, entre-sol délicieux, suivant lui,
dont il était obligé d'ouvrir la porte et la fenêtre lorsqu'il
étendait les deux bras pour passer sa redingote.
—Voilà bien du tapage, monsieur mon propriétaire,
dit-il au bouillant Chaignard. Vous risquez une attaque
d'apoplexie; mais c'est là le moindre inconvénient: le
pire, c'est de réveiller à huit heures du matin un de vos
locataires qui n'est rentré qu'à six.
—De quoi vous mêlez-vous? s'écria Chaignard hors
de lui.
—Sont-ce là vos manières? sont-ce là vos moeurs,
mons Chaignard? reprit Laravinière; vous n'aurez pas
longtemps l'honneur de ma présence et le bénéfice de
mon loyer dans votre hôtel, si vous traitez ainsi devant
moi les enfants de la patrie!
—La patrie veut qu'on paie ses dettes, s'écria Chaignard;
je suis lieutenant de la garde nationale...
—Je le sais bien, répliqua Laravinière avec sang-froid;
c'est pour cela que je vous engage à vous calmer.
—Et je connais mes devoirs de citoyen, continua
Chaignard.
—En ce cas, nous nous entendrons avec vous, reprit
Laravinière; je connais beaucoup M. Horace Dumontet,
et, s'il lui faut une caution auprès de vous, je lui offre
la mienne.»
J'ignore jusqu'à quel point la garantie de Laravinière
rassura le propriétaire; mais il ne demandait qu'un prétexte
pour couper court à la scène désagréable dont il
venait d'être le plastron. L'orage s'apaisa, et jusqu'à
nouvel ordre chacun se retira dans son appartement.
Au bout d'un quart d'heure, Jean Laravinière ayant
quitté ce qu'il appelait son costume de Romain, pour
une mise plus moderne et plus décente, il alla frapper
à la porte d'Horace. Depuis qu'Horace vivait avec Marthe,
il avait eu soin d'écarter toutes ses connaissances, à la
réserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer
de jalousie, et qui avaient pour lui cette admiration
respectueuse qu'un jeune homme intelligent et présomptueux
inspire toujours à une demi-douzaine de camarades
plus simples et plus modestes. On peut même
dire, en passant, que la principale cause de l'orgueil
qui ronge la plupart des jeunes talents de notre époque,
c'est l'engouement naïf et généreux de ceux qui les entourent.
Mais cette réflexion est ici hors de propos.
Laravinière n'était point au nombre des admirateurs
d'Horace; il n'avait d'engouement que dans l'ordre des
capacités politiques. S'il venait le trouver sous prétexte
de rire avec lui de M. Chaignard, il avait probablement
d'autres motifs que celui de renouer une liaison qui
n'avait jamais été bien intime, et qui depuis deux ou
trois mois semblait totalement abandonnée de part et
d'autre.
Horace avait toujours éprouvé un profond dédain pour
ces républicains tout d'une pièce (c'est ainsi qu'il les
appelait) qui professaient une sorte de mépris pour les
arts, pour les lettres, et même pour les sciences, et qui,
un peu entachés de babouvisme, n'étaient pas éloignés
de l'idée d'abattre les palais pour mettre des chaumières
à la place. Une telle brusquerie de moyens était inconciliable
avec les besoins d'élégance et les rêves de grandeur
individuelle que nourrissait Horace. Il tenait donc
Laravinière pour un de ces instruments de destruction
que des révolutionnaires plus prudents laissent volontiers
mettre en avant, mais auxquels ils n'aimeraient pas à
confier leur avenir personnel.
Quoi qu'il en soit, il le reçut à bras ouverts, sans trop
savoir pourquoi. Horace se sentait bien disposé; il était
en train de rire: il venait de raconter à sa compagne les
moqueries dont il avait accablé le pauvre Chaignard, et
il était bien aise de lui présenter un témoin de sa victoire.
Et puis, qui de vous ne l'a pas éprouvé, jeunes
gens au sort précaire? quand on est dans la détresse,
un visage connu, quel qu'il soit, donne toujours une
lueur de courage ou de sécurité qui dispose à la bienveillance.
En voyant Marthe, Jean fit un pas en arrière, murmura
quelques excuses, et parut vouloir se retirer;
mais Horace le retint, le présenta à sa compagne, qui
lui tendit la main en souvenir d'une rencontre nocturne
où il l'avait protégée et respectée, et qui lui demanda
en souriant le récit de la scène avec M. Chaignard.
Quand ils se furent assez égayés sur ce chapitre,
Laravinière attira Horace dans le corridor, et lui dit:
«D'après ce qui s'est passé tout à l'heure, je vois que
vous êtes dans une de ces crises financières que nous
connaissons tous par expérience. Je ne vous offre pas
de solder M. Chaignard, je ne le pourrais pas, et d'ailleurs
quelques procédés évasifs suffiront pour le museler
jusqu'à nouvel ordre. Mais si vous étiez à court de ces
quelques écus toujours nécessaires, et souvent introuvables
au moment où on en a le plus besoin, je puis
partager avec vous les cinq ou six qui me restent.
Horace hésita. Il avait souvent assez mal parlé de
Laravinière à Marthe et à moi; il lui avait gardé une
sorte de rancune pour l'assistance qu'il s'était vanté
d'avoir donné à la fugitive du café Poisson; enfin il lui
répugnait d'accepter les services d'un homme qu'il connaissait
à peine. Mais en pensant à la pauvre Marthe,
qui n'avait pas déjeuné, il se ravisa, et accepta avec
une franche gratitude.
«A charge de revanche, lui dit Laravinière. Vous ne
me devez pas de remercîments: quand nous changerons
de position, nous changerons de rôle. Chacun son tour.
—C'est bien ainsi que je l'entends, répondit Horace,
qui dès qu'il eut l'argent dans sa poche, se sentit plus
froid et plus contraint avec Laravinière.
Le Mont-de-Piété, ce véritable calvaire de la détresse,
fut donc évité ce jour-là. Marthe insista néanmoins pour
aller chercher de l'ouvrage; et après qu'Horace lui eut
fait jurer qu'elle ne s'adresserait pas à Eugénie, il la
laissa prendre des mesures pour s'en procurer. Elle n'y
réussit pas vite, et le succès de ses démarches ne fut
pas très-brillant. Cependant, au bout de quelques semaines,
elle put pourvoir, ainsi qu'elle l'avait annoncé,
au pain quotidien; quelques nouvelles avances de Laravinière
pourvurent au reste, et Horace songea sérieusement
à travailler aussi pour payer ses dettes.
Malgré les efforts de l'un et les résolutions de l'autre,
ces deux amants tombèrent dans une gêne toujours
croissante. Marthe s'y résigna avec une sorte de satisfaction
mélancolique. Au milieu de ses fatigues, elle
était fière d'être désormais la pierre angulaire de l'existence
de son amant; car il faut bien avouer que, sans
elle, le dîner eût souvent fait défaut. Elle avait, en de
certains moments, assez d'empire sur lui pour obtenir
qu'il fît prendre patience à ses créanciers par quelques
sacrifices: Et puis, les créanciers d'un étudiant sont de
meilleure composition que ceux d'un dandy. Ils savent
bien qu'avec le fils du bourgeois, ce qui est différé
n'est pas perdu, et que, rentré dans sa famille, le
jeune citoyen de province tient à honneur de payer ses
dettes. Cela se fait lentement; mais enfin, dans cette
classe, il n'y a pas de banqueroute réelle, et le désordre
n'est que momentané. Horace put donc encore
trouver assez de crédit chez ses fournisseurs pour paraître
avec une certaine élégance. Mais chose étrange,
et cependant chose infaillible! son goût pour la dépense
augmenta en raison de l'inquiétude et des contrariétés
qui en furent le résultat. Les caractères légers ont cela
de particulier, que les obstacles et les privations irritent
leur soif de jouissances, et redoublent leur au lace à se
les procurer. Après avoir confessé à sa scrupuleuse
compagne le véritable état de ses affaires, après lui
avoir laissé lire les lettres de doux reproches et de
plaintes bien fondées que sa mère lui écrivait, il n'était
plus possible de lui faire illusion, et de l'arracher à son
travail, à son plan d'économie consciencieuse et sévère.
C'eût été encourir le blâme de Marthe, et Horace tenait
à être admiré tout autant qu'à être aimé. Il fallut donc
Qu'il s'accoutumât à la voir reprendre ses humbles habitudes,
et qu'il jouât auprès d'elle le rôle d'un stoïque.
Mais ce rôle lui pesait horriblement, et dès lors cet intérieur
dont il avait fait ses délices cessa de lui plaire. L'ennui
l'emporta sur la jalousie. Il était de ces organisations
d'artistes voluptueux chez qui l'amour succombe à la
réalité prosaïque. Le tableau de ce ménage austère et
pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination.
Au lieu de puiser dans l'exemple de Marthe le courage
de travailler, il sentit le travail lui devenir plus lourd,
plus impossible que jamais. Il avait froid dans cette petite
chambre mal chauffée, et le froid, qui n'engourdissait
pas les doigts diligents de Marthe, paralysait le cerveau
du jeune homme. Et puis cette nourriture sobre, que
Marthe préparait elle-même avec assez de soin et de
propreté pour aiguiser l'appétit, n'était ni assez substantielle
ni assez abondante pour alimenter les forces d'un
homme de vingt ans, habitué à ne se rien refuser. Il
adressait alors à sa ménagère patiente des reproches
dont la grossièreté le faisait rougir de lui-même et pleurer
l'instant d'après, mais qui recommençaient le lendemain.
Il l'accusait de parcimonie mesquine; et lorsqu'elle répondait,
les yeux pleins de larmes, qu'elle n'avait que
vingt sous par jour pour entretenir la table, il lui demandait
parfois avec âcreté ce qu'elle avait fait des cent
francs qu'il lui avait remis la semaine précédente: il
oubliait qu'il avait repris cet argent peu à peu sans le
compter, et qu'il l'avait dépensé dehors en babioles, en
spectacles, en glaces, en déjeuners et en prêts à ses
amis. Car Horace était la générosité même: il n'aimait
pas à restituer, mais il aimait à donner; et tandis qu'il
oubliait de rendre dix francs à un pauvre diable qui avait
des bottes percées, il faisait le magnifique avec un joyeux
compagnon qui lui en demandait quarante pour régaler
sa maîtresse. Il prenait des bains parfumés, et donnait
cent sous au garçon qui l'avait massé; il jetait une
pièce d'or à un petit ramoneur pour voir ses joyeuses
cabrioles et se faire appeler mon prince; il achetait à
Marthe une robe de soie qui lui était fort inutile, vu
qu'elle manquait d'une robe d'indienne; il louait des
chevaux de selle pour aller courir au bois de Boulogne;
enfin le peu d'argent qu'après mille pressurages sur les
besoins de sa famille, madame Dumontet réussissait à
lui envoyer était gaspillé en trois jours, et il fallait retourner
aux pommes de terre, à la retraite forcée, et
aux bâillements mélancoliques du ménage.
Cependant un témoin juste et sincère assistait au lent
supplice que subissait la pauvre Marthe. C'était Jean, le
bousingot, dont la présence dans la maison n'était pas
une chose aussi fortuite qu'il le laissait croire. Jean était
dévoué corps et âme à un homme qui, ne pouvant approcher
du triste sanctuaire où pâlissait l'objet de son
amour, voulait du moins veiller à la dérobée et lui continuer
sa mystérieuse sollicitude. Cet homme c'était
Paul Arsène. Au profond abattement qu'il avait d'abord
éprouvé, avait succédé une pensée de dévouement politique.
Il s'était toujours dit qu'il lui resterait assez de
force pour se faire casser la tête au nom de la république.
En conséquence, il était allé trouver le seul
homme qu'il connût dans le mouvement organisé, et
Jean l'avait reçu à bras ouverts.
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