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George Sand - Horace: Chapter 31-33
Notice
Chapter 1 - 5
Chapter 6 - 12
Chapter 13 - 19
Chapter 20 - 23
Chapter 24 - 26
Chapter 27 - 30
Chapter 31 - 33
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XXXI.
Horace, lancé dans le monde avec une belle figure,
une bonne tenue, beaucoup d'esprit de conversation, un
commencement de renommée littéraire, les apparences
d'une certaine fortune, et un nom qu'il signait Du Montet,
ne pouvait manquer d'être remarqué; et il y eût un
moment où, sans trop d'illusions, il put se flatter d'être appelé
aux plus grands succès auprès de ces belles poupées
de salon qu'on appelle femmes à la mode. Deux ou trois
coquettes sur le retour l'eussent mis en vogue, s'il eût
voulu se laisser prôner par elles; mais il visa plus haut,
et cela le perdit. Il se mit dans l'esprit que ces passagères
amours étaient trop faciles, et qu'il pouvait aspirer
à un brillant mariage. Depuis qu'il avait tâté de la richesse,
il lui semblait qu'il n'y avait que cela de réel et
de désirable. Il ne regardait plus le talent et la gloire
que comme des moyens de parvenir à la fortune, et il
comptait sur les dons qu'il avait reçus de la nature pour
captiver le coeur de quelque riche héritière. Avec de
l'habileté, du temps et de la prudence, qui sait si son
rêve ne se serait pas réalisé? Mais il ne sut pas ménager
les ressources de sa position, et son trop de confiance
l'égara. Prompt à s'abuser sur les sentiments qu'il inspirait,
il entama une intrigue avec la fille d'un banquier,
pensionnaire romanesque qui répondit à ses billets, lui
donna des rendez-vous, et concerta avec lui un enlèvement
et un mariage à Gretna-Green. Malheureusement
Horace n'avait pas assez d'argent pour faire cette équipée.
Les deux ou trois mille francs du second roman
avaient été mangés avant d'être touchés, et il commençait
à devenir aussi malheureux au jeu qu'il se flattait
d'être heureux en amour. Il brusqua les choses, demanda
la demoiselle à ses parents d'un ton assez impératif, se
vanta auprès d'eux de la passion qu'elle avait pour lui,
et leur donna même à entendre qu'il n'était plus temps
de la lui refuser.
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Ce dernier point était une ruse d'amour dont il espérait rendre la jeune
personne, complice; car il avait été, malgré lui, plus délicat qu'il ne voulait
l'avouer. Il avait respecté l'imprudente petite héroïne de son roman, et même
leurs relations avaient été si chastes, qu'elle n'avait cru courir aucun danger
auprès de lui. Les parents, fins et prudents comme des gens qui ont fait leur
fortune eux-mêmes, eurent bientôt pénétré la vérité. Ils prirent l'enfant par la
douceur, lui peignirent Horace comme un fat, un homme sans coeur, prêt à la
compromettre pour s'enrichir en l'épousant. Ils parlementèrent, suspendirent la
correspondance, et les rendez-vous mystérieux, gagnèrent du temps, parlèrent
d'accorder la main et de retenir la dot, et en peu de jours surent si bien
dégoûter ces deux amants l'un de l'autre, qu'Horace se retira furieux contre sa
belle, qui le repoussait de son côté avec mépris et aversion. Cette triste
aventure fut tenue secrète: on ne fut tenté de s'en vanter de part ni d'autre,
et Horace, par dépit, s'adressa précipitamment à une veuve de bonne maison, qui
jouissait d'une vingtaine de mille livres de rentes, et qui était encore jeune
et belle.
Comme elle était dévote, sentimentale et coquette, il
s'imagina qu'elle ne lui appartiendrait que par le mariage,
et il se trompa. Soit que la veuve ne voulût faire
de lui qu'un cavalier servant en tout bien tout honneur,
soit qu'elle fût moins scrupuleuse et voulût aimer sans
perdre sa liberté, il fut accueilli avec grâce, agacé avec
art, et commença à se sentir amoureux avant de savoir à
quoi s'en tenir. J'ignore si, malgré son extrême jeunesse,
qu'il dissimulait dans sa barbe épaisse, son nom
roturier, qu'il avait arrangé sur ses cartes de visite, et
sa misère, qu'il pouvait encore cacher sous des habits
neufs pendant quelque temps, il eût satisfait son amour
et son ambition. L'espérance d'être un jour homme politique
lui était revenue avec celle de devenir éligible
par contrat de mariage. Il se nourrissait des plus doux
projets, et attendait, pour avouer sa véritable situation,
qu'il eût inspiré un amour assez violent pour la faire
accepter; mais il avait une ennemie qui devait lui barrer
le chemin, c'était la vicomtesse de Chailly.
Quoiqu'elle n'eût plus d'amour pour lui, elle avait espéré
le voir ramper devant elle, conformément aux prédictions
du marquis de Vernes, aussitôt qu'elle l'aurait
abandonné; mais le marquis, en jugeant Horace orgueilleux
en amour, s'était trompé. Horace n'était que
vain, et son inconstance, jointe à sa bonté naturelle,
l'empêchait de concevoir un dépit sérieux. Il vit bien
que la vicomtesse était retournée au comte de Meilleraie;
mais comme elle le recevait avec une apparente bienveillance
et l'admettait au rang de ses amis, il se tint
pour satisfait, et continua à la voir sans amertume et
sans prétention. C'eût été pour tous deux le meilleur état
de choses; mais Horace ne pouvait passer une semaine
sans commettre une faute grave. Il aimait à se griser,
pour étouffer peut-être quelques secrets remords. A la
suite d'un déjeuner au Café de Paris, il s'enivra, devint
expansif, vantard, et se laissa arracher l'aveu de ses
succès auprès de la vicomtesse. Un de ceux qui l'aidèrent
perfidement à cette confession haïssait Léonie, et
voyait intimement le comte de Meilleraie. Dès le lendemain,
ce dernier fut informé de l'infidélité de sa maîtresse.
Il lui fit, non pas une scène, il ne l'aimait pas
assez pour s'emporter, mais de piquants reproches, qui
la blessèrent profondément. Dès lors, Horace fut l'objet
de la haine implacable de cette femme. Elle connaissait
assez particulièrement la veuve qu'il courtisait, et déjà
elle s'était aperçue de la tournure que prenait cette liaison.
Elle lui témoigna de l'amitié, gagna sa confiance, et
la dégoûta d'Horace en lui disant ce simple mot: C'est
un homme qui parle. Horace fut éconduit brusquement.
Il lutta, et sa défaite n'en fut que plus honteusement
Consommée.
Cette mortification cruelle ne pouvait arriver dans un
plus fâcheux moment. Son second roman venait de paraître,
et il n'était pas bon. Horace avait épuisé dans le
premier la petite somme de talent qu'il avait amassée,
parce qu'il y avait dépensé la petite somme d'émotion
qu'il avait reçue. Il eût fallu, pour produire un nouvel
ouvrage, que sa vie intérieure fût renouvelée assez rapidement
pour réchauffer et l'inspirer une seconde fois.
Il avait forcé son cerveau à un enfantement qui avortait.
En essayant de peindre Léonie et son amour pour elle, il
avait été froid et faux comme son modèle et comme son
propre sentiment. Il eût pu avoir néanmoins un certain
succès dans un certain monde avec ce mauvais ouvrage,
s'il eût désigné clairement la vicomtesse à la méchanceté
du public des salons, et s'il eût fourni à ses élégants lecteurs
l'appât d'un petit scandale. Mais Horace avait un
trop noble coeur pour chercher ce genre de vogue. Il avait
tellement poétisé son héroïne, qu'elle n'était pas vraie,
et que personne ne pouvait la reconnaître. Incapable de
garder un secret d'amour, il était également incapable
de le proclamer froidement et par vengeance.
Le même jour où il fut congédié par la prudente veuve,
il perdit au jeu ses derniers louis, et rentra chez lui dans
une disposition d'esprit assez tragique. Il trouva sur sa
cheminée une lettre de son éditeur, en réponse à un billet
qu'il lui avait écrit la veille pour lui demander de nouvelles
avances en retour de la promesse d'un nouveau
roman. «Odieux métier! s'écria-t-il en décachetant la
lettre; il faudra donc écrire encore, écrire toujours, quelle
que soit ma disposition d'esprit; être léger de style avec
une cervelle appesantie de fatigue, tendre de sentiments
avec une âme desséchée de colère, frais et fleuri de métaphores
avec une imagination flétrie par le dégoût!»
Il brisa convulsivement le cachet, et, à sa grande surprise,
lut un refus très-net en style d'éditeur mécontent, qui
appelle un chat, un chat, et un succès manqué un bouillon.
Le digne homme en était pour ses frais. Depuis quinze
jours que l'ouvrage était publié, il ne s'en était pas vendu
trente exemplaires. Et puis il était si court! Le volume
était plat, les libraires ne prenaient cette galette qu'au
rabais. Si Horace avait voulu le croire, il aurait allongé
le dénoûment. Deux feuilles de plus, et son livre gagnait
cinquante centimes par exemplaire. Et puis le titre
n'était pas assez ronflant, la donnée n'était pas morale,
il y avait trop de réflexions; et mille autres causes de
non-succès qui firent sauter au plancher le pauvre auteur
outré de colère et rempli de désespoir.
Quand on n'a pour toute fortune que de belles paroles,
des bottes percées et un habit râpé, on ne se décourage
pas pour un refus d'éditeur; on se met en campagne, et
de rebuffades en rebuffades, on finit par en trouver un
plus confiant ou plus riche. Mais courir en tilbury et
suivi de son groom, de porte en porte, pour demander
l'aumône, ce n'est pas aussi facile. Horace l'essaya pourtant
dès le lendemain. Partout il fut reçu avec beaucoup
de politesse, mais avec un sourire d'incrédulité pour son
avenir littéraire. Son premier roman avait eu un succès
d'estime plutôt qu'un succès d'argent. Le second avait
fait un fiasco complet. L'un lui demandait une préface
d'Eugène Sue, l'autre une lettre de recommandation
de M. de Lamartine, un troisième exigeait qu'on lui assurât
un feuilleton de Jules Janin. Tous s'accordaient
pour ne point faire les frais de l'édition, et aucun n'entendait
débourser la moindre avance de fonds. Horace
les envoya tous au diable, petits et gros, et revint chez
lui la mort dans l'âme.
Le lendemain il vendit son cheval pour payer et congédier
son domestique; le surlendemain il vendit sa
montre pour avoir quelques pièces d'or, et pouvoir jouer
encore un jour le rôle d'un homme riche. Il alla voir
Louis de Méran, qui jouait au whist avec ses amis. Horace
gagna quelques louis, les perdit, les regagna, et se
retira vers trois heures du matin endetté de cinq cents
francs, que, selon les lois de ce monde-là, il devait payer
dans un délai de trois jours à un de ses meilleurs amis,
riche de trente mille livres de rente, sous peine d'être
méprisé et taxé de gueuserie. Après s'être en vain mis
en quatre pour se les procurer chez un éditeur, le soir
du troisième jour, il se décida à les emprunter à Louis
de Méran, non sans un trouble mortel; car il savait qu'à
moins d'un nouveau bonheur au jeu, il ne pourrait pas
les rendre, et l'insouciance qu'il avait eue naguère s'était
changée en méfiance et en terreur depuis qu'il avait
connu les âpres jouissances de la possession et les soucis
amers de la ruine. Cette souffrance fut d'autant plus
grande, qu'il lui sembla voir dans le regard et dans tout
l'extérieur de son ami quelque chose de froid et de
contraint qui contrastait avec son empressement et sa
confiance habituels. Jusque-là ce jeune homme avait
paru, en lui prêtant de l'argent, le remercier plutôt que
l'obliger, et il est certain que jusque-là Horace le lui
avait scrupuleusement restitué. Depuis qu'il se faisait
passer pour riche, il payait exactement, non ses anciennes
dettes, mais celles qu'il contractait dans son nouvel
entourage. Ce jour-là il lui sembla que Louis de
Méran lui faisait l'aumône avec un déplaisir contenu par
la politesse. Aurait-il deviné que ce jour-là, pour la première
fois, Horace n'avait pas le moyen de s'acquitter?
Mais comment eût-il pu le deviner? Horace avait réformé
son équipage et quitté le joli appartement garni qu'il
occupait, sous prétexte d'un prochain voyage en Italie
annoncé depuis longtemps, projet à la faveur duquel il
s'était dispensé d'acheter des meubles et de s'installer
conformément à sa prétendue aisance. Il feignit d'être
encore retenu pour quelques jours par des affaires imprévues,
espérant que, durant ce peu de jours, la fortune
du jeu, et même celle de l'amour, changeraient en
sa faveur, et lui permettraient de reculer indéfiniment
son voyage.
Néanmoins, ce froid visage de son noble ami, et une
sorte d'affectation qu'il crut remarquer en lui de ne pas
l'accompagner à l'Opéra, lui causèrent une profonde inquiétude.
Il craignit d'avoir laissé soupçonner sa position
fâcheuse par l'air soucieux qu'il avait depuis quelques
jours, et résolut d'effacer ces doutes en se montrant
le soir en public avec son dandysme accoutumé. Il alla
trouver au fond de la Cité un brocanteur auquel il avait
eu affaire autrefois, et il lui vendit à grande perte son
épingle en brillants; mais il eut une centaine de francs
dans sa poche, loua une remise, mit le meilleur habit qui
lui restât, passa une rose magnifique dans sa boutonnière,
et alla s'installer à l'avant-scène de l'Opéra, dans
une de ces loges en évidence qu'on appelle aujourd'hui,
je crois, cages aux lions. A cette époque-là, les élégants
du Café de Paris ne portaient pas encore ce nom
bizarre; mais je crois bien que c'était la même espèce
de dandys, ou peu s'en faut. Horace était enrôlé dans
cette variété de l'espèce humaine, et faisait profession de
se montrer. Il avait ses entrées dans cette loge, où Louis
de Méran payait une part de location, et l'emmenait une
ou deux fois par semaine. Il y était toujours accueilli par
les autres occupants avec cordialité; car on l'aimait, et
son esprit animait ce groupe flâneur et ennuyé. Mais ce
soir-là on tourna à peine la tête lorsqu'il entra, et personne
ne se dérangea pour lui faire place. Il est vrai que
Nourrit chantait avec madame Damoreau le duo de
Guillaume Tell:
O Mathilde, idole de ma vie, etc.
Probablement on écoutait dans ce moment avec plus
d'attention. Horace, un instant effrayé, se rassura; et
bientôt il reprit tout son aplomb, lorsqu'à la fin de l'acte
un de ces messieurs l'engagea à venir souper chez lui,
avec les autres, après le spectacle. Il s'efforça d'être enjoué,
et il vint à bout d'avoir énormément d'esprit. Cependant,
de temps à autre, il lui semblait remarquer un
sourire de mépris échangé autour de lui. Un nuage alors
passait devant ses yeux, ses oreilles bourdonnaient, il
n'entendait plus l'orchestre, il ne voyait plus flotter dans
la salle qu'une assemblée de fantômes qui le regardaient,
le montraient au doigt, ricanaient affreusement; et des
spectres de femmes qui se disaient les uns aux autres
des mots étranges derrière leur éventail: aventurier,
aventurier! hâbleur, fanfaron! homme de rien!
homme de rien! Alors il était prêt à s'évanouir, et
quand, revenu à lui-même, il s'assurait que ce n'était
qu'une hallucination, il faisait de violents efforts pour
cacher son angoisse. Une fois un de ses compagnons lui
demanda pourquoi il était si pâle. Horace, encore plus
troublé par cette remarque, répondit qu'il était souffrant.
Peut-être avez-vous faim? lui dit un antre. Horace perdit
tout à fait contenance. Il crut voir dans ce mot insignifiant
une atroce épigramme. Il songea à se retirer, à
se cacher, à ne jamais reparaître.
Et puis il se dit qu'il ne fallait pas abandonner ainsi
la partie, qu'il devait aborder une explication, affronter
l'attaque, afin de se défendre avec audace, et de savoir à
tout prix s'il était victime d'une secrète persécution, ou
en proie à un mauvais rêve. Il suivit la bande joyeuse
chez l'amphitryon de la nuit, tour à tour glacé ou rassuré
par l'air froid ou bienveillant des convives.
La dame du logis était une fille entretenue, fort belle,
fort intelligente, fort railleuse, et méchante à l'excès.
Horace l'avait toujours haïe et redoutée, quoiqu'elle lui
eût fait des avances. Elle avait ce jour-là une robe de
satin écarlate, ses cheveux blonds flottants, et un certain
air plus impertinent que de coutume. Ses yeux brillaient
d'un éclat diabolique: c'était la vraie fille de Lucifer.
Elle accueillit Horace avec des grâces de chat, le plaça
auprès d'elle à table, et lui versa de sa belle main les
vins du Rhin les plus capiteux. On s'égaya beaucoup, on
traita Horace aussi bien que de coutume, on lui fit réciter
des vers, on l'applaudit, on le flatta, et on parvint à
l'enivrer, non pas jusqu'à perdre la raison, mais jusqu'à
reprendre confiance en lui-même.
Alors un des convives lui dit:
«A propos de femmes, apprenez-nous donc, mon cher,
pourquoi la vicomtesse de Chailly vous en veut si fort.
Est-il vrai qu'à un déjeuner au Café de Paris, avec B...
et A..., vous l'ayez compromise?
—Le diable m'emporte si je m'en souviens, répondit
Horace; mais je ne crois pas l'avoir fait.
—Alors vous devriez vous justifier auprès d'elle, car
on lui a dit que vous vous étiez vanté de ce dont un
homme d'honneur ne se vante jamais...
—A jeun! reprit un autre. Mais in vino veritas,
n'est ce pas, Horace?
—En ce cas, répondit Horace, quelque gris que j'aie
pu être, je n'ai dû me vanter de rien.
—Il veut dire par là, observa Proserpine (c'est ainsi
qu'Horace appelait ce soir-là la maîtresse de son hôte),
qu'il n'y aurait pas de quoi se vanter, et c'est mon avis.
Votre vicomtesse est sèche, reluisante et anguleuse
comme un coquillage.
—Elle a beaucoup d'esprit, reprit-on. Avouez, Horace,
que vous en avez été amoureux.
—Pourquoi non? Mais si je l'ai été, je ne m'en souviens
pas davantage.
—On dit pourtant que vous vous en êtes souvenu au
point de raconter des choses étranges sur votre séjour à
la campagne, l'été dernier?
—Que signifient toutes ces questions? dit Horace en
levant la tête. Suis-je devant un jury?
—Oh! non, dit Proserpine: c'est tout au plus de la
police correctionnelle. Allons, mon beau poëte, vous allez
nous dire cela entre amis. La vicomtesse ne vous haïrait
pas tant si elle ne vous avait pas tant aimé.
—Et depuis quand m'honore-t-elle de sa haine?
—Depuis que vous lui avez été infidèle, bel inconstant!
—Si je ne l'ai pas été, c'est votre faute, belle inhumaine,
répondit Horace du même ton moqueur.
—Vous avouez donc, reprit-elle, que vous lui aviez
juré fidélité jusqu'au tombeau?
—Cela va-t-il durer longtemps de la sorte? dit Horace
en riant.
—Il est certain, dit quelqu'un, que vous causez un
violent dépit à la vicomtesse, et qu'elle dit beaucoup de
mal de vous.
—Et quel mal peut-elle dire de moi, s'il vous plaît?
—Tenez vous à le savoir?
—Un peu.
—Eh bien! elle prétend que vous êtes pauvre, et que
vous vous faites passer pour riche; que vous êtes un
enfant, et que vous faites semblant d'être un homme;
que vous êtes éconduit par toutes les femmes, et que
vous jouez le rôle de vainqueur.»
Nous y voilà, pensa Horace; le moment est venu de
braver l'orage.
«Si la vicomtesse se plaît à débiter de pareilles impertinences,
répondit-il avec fermeté, comme je ne sais
pas le moyen de me venger d'une femme, je me bornerai
à dire qu'elle se trompe; mais si un homme me le
répétait avec le moindre doute sur ma loyauté, je lui répondrais
qu'il en a menti.»
L'interlocuteur à qui s'adressait cette réponse fit un
mouvement de colère. Son voisin le retint, et se hâta de
dire d'un ton assez équivoque:
«Personne ne doute ici de votre loyauté. Si vous avez
trahi le secret de vos amours avec une femme, dans un
de ces après-boire où vraiment la vérité nous échappe
sans que nous en ayons conscience, la vicomtesse pousse
trop loin sa vengeance en vous calomniant. Mais si vous
l'aviez calomniée, vous? si, par dépit de ses refus, vous
aviez menti, il faudrait l'excuser d'user de représailles.
—Mais vous-même, Monsieur, dit Horace, vous paraissez
incertain? Je désirerais savoir votre opinion sur
mon compte.
—Mon opinion, c'est que vous avez été son amant,
que vous l'avez conté à quelqu'un dans les fumées du
champagne, et que vous avez fait là une grave imprudence.
—Que vous en semble? dit Proserpine en remplissant
le verre d'Horace; prononcez, messieurs du tribunal.
—Cela mérite tout au plus deux jours d'emprisonnement
au secret dans l'oratoire de madame de ***.»
Ici on nomma la belle veuve qu'Horace avait espéré
d'épouser.
«Ah! est-ce qu'il y a aussi un acte d'accusation par
rapport à celle-là?» dit Proserpine en regardant Horace
d'un air de reproche à lui donner des vertiges de vanité.
Quoique Horace fût un peu animé, il comprit qu'il
avait besoin de toute sa tête, et il s'abstint de vider son
verre; il chercha à deviner dans les regards des convives
si cette petite guerre était un piège perfide ou une taquinerie
amicale. Il crut n'y rien trouver de malveillant, et
il soutint toutes les interrogations avec enjouement. Tout
ce qu'on lui disait l'éclairait sur un point jusqu'alors
mystérieux pour lui: c'est que la vicomtesse l'avait desservi
auprès de la veuve. Il voyait en outre qu'elle avait
tâché de le desservir dans l'opinion de ses amis, et la
manière dont on présentait les choses donnait à penser
que cette guerre cruelle était le résultat de l'amour
offensé. Il trouvait tout le monde disposé à le juger ainsi,
et à l'absoudre, dans ce cas, des doutes injurieux élevés
contre lui par une femme irritée et jalouse. Il ne pouvait
se justifier qu'en avouant son intimité avec elle; mais il
ne pouvait l'avouer sans encourir le reproche de fatuité,
qu'il repoussait depuis un quart d'heure. Il n'avait qu'un
parti à prendre, c'était de se griser tout à fait, et il le fit
de son mieux, afin d'être autorisé à parler comme malgré
lui.
Mais par une de ces bizarreries de la raison humaine,
qui ne nous quitte que lorsque nous voulons la retenir,
et qui s'obstine à nous rester fidèle lorsque nous la voulons
écarter, plus il buvait, moins il se sentait gris. Il
avait la migraine, sa paupière était lourde, sa langue embarrassée;
mais jamais son cerveau n'avait été plus lucide.
Cependant il fallait déraisonner, hélas! et Horace
déraisonna. Il me l'a confessé depuis, pressé par un sévère
interrogatoire: il joua l'ivresse n'étant pas ivre, et,
feignant d'avoir perdu la raison, il donna, avec beaucoup
de discernement, des preuves irrécusables de la
vérité. Il le fit avec une certaine jouissance de ressentiment
contre la méchante créature qui avait voulu le
déshonorer, et il crut avoir savouré le plaisir funeste de
la vengeance; car il vit son auditoire convaincu applaudir
à ses aveux, et les enregistrer comme pour démasquer
la prudence de son ennemie.
Mais tout à coup son hôte, se levant pour recevoir les
adieux de la compagnie, qui se retirait, lui dit ces paroles
cyniques avec une froideur méprisante: «Allez
vous coucher, Horace; car, bien que vous ne soyez pas
plus gris que moi, vous êtes soûl comme un...»
Horace n'entendit pas le dernier mot, et je me garderai
bien de le répéter. Il eut comme un éblouissement;
et ses jambes ne pouvant plus le soutenir, sa langue ne
pouvant plus articuler un mot, on l'entraîna, et on le
jeta, plutôt qu'on ne le déposa à la porte de Louis de
Méran, chez lequel, depuis le jour où il avait quitté son
logement, il avait accepté un gîte provisoire. Ce qu'il
souffrit lorsqu'il se trouva seul ne saurait être apprécié
que par ceux qui auraient d'aussi misérables fautes à se
reprocher. En proie à d'horribles douleurs physiques, et
ne pouvant se traîner jusqu'à son lit, il passa le reste de
la nuit sur un fauteuil, à mesurer l'horreur de sa position;
car, pour son supplice, sa raison était parfaitement
éclaircie, et il ne se faisait plus illusion sur le blâme, la
méfiance et le mépris de ces hommes qu'il avait voulu
éblouir et tromper, et qui, malgré la supériorité de son
esprit, venaient de le faire tomber dans un piège grossier.
Maintenant il comprenait l'épreuve à laquelle on
l'avait soumis, et la conduite qu'il eût dû tenir pour en
sortir justifié. S'il eût affronté dignement les imputations
de Léonie, en persistant à respecter le secret de sa faiblesse,
et en acceptant le soupçon au lieu de l'écarter au
moyen d'une lâche vengeance, quoique ses juges ne fussent
ni très-éclairés, ni très-délicats sur de telles matières,
ils auraient eu assez d'instinct généreux dans
l'âme pour lui tout pardonner. Ils auraient estimé la noblesse
et la bonté de son coeur, tout en blâmant la vanité
de son caractère. Ces jeunes gens frivoles, qui ne
valaient pas mieux que lui à beaucoup d'égards, avaient
du moins reçu du grand monde une sorte d'éducation
chevaleresque qui les eût rendus magnanimes, si Horace
eût su leur en donner l'exemple. Faute d'avoir pris
son rôle de haut, il retombait plus bas qu'il ne méritait
d'être.
Il n'en pouvait plus douter. En le ramenant dans leur
voiture, quatre ou cinq jeunes gens, feignant de le croire
endormi, comme il feignait de l'être, avaient fait entendre
à ses oreilles des paroles terribles de sécheresse
et d'ironie. Il avait été condamné à ne pas les relever,
parce qu'il s'était condamné à ne pas paraître les entendre.
Il avait eu envie de crier; des convulsions furieuses
avaient passé par tous ses membres, et, pour la
première fois de sa vie, au lieu de céder à son exaspération
nerveuse, il avait eu la force de la réprimer, parce
qu'il voyait qu'on n'y croirait pas et qu'on serait impitoyable
pour son délire. Vraiment c'était un châtiment
trop rude pour un jeune homme qui n'était que vain,
léger et maladroit.
Au grand jour, Louis de Méran entra dans sa chambre
avec un visage si sévère, qu'Horace, ne pouvant soutenir
cet accueil inusité, cacha sa tête dans ses deux mains
pour cacher ses larmes. Louis, désarmé par sa douleur,
prit une chaise, s'assit à côté de lui, et, s'emparant de
ses mains avec une bonté grave, lui parla avec plus de
raison et d'élévation d'idées qu'il ne paraissait susceptible
d'en montrer. C'était un jeune homme assez ignorant,
élevé en enfant gâté, mais foncièrement bon; la délicatesse
du coeur élève l'intelligence quand besoin est.
«Horace, lui dit-il, je sais ce qui s'est passé cette nuit
à ce souper où je n'ai pas voulu me trouver, pour ne pas
être témoin des humiliations qu'on vous y ménageait.
J'aurais malgré moi pris parti pour vous, et je me serais
fait quelque grave affaire avec des gens que, par droit
d'ancienneté et par suite d'un long échange de services,
je suis forcé de préférer à vous. J'ai fait mon possible
pour vous engager à rester chez vous hier; vous n'avez
pas voulu me comprendre. Enfin vous vous êtes livré,
et vous avez empiré votre situation. Vous avez commis
des fautes que, dans la justice de ma conscience, je
trouve assez pardonnables, mais pour lesquelles vous ne
trouverez aucune indulgence dans ce monde hautain et
froid que vous avez voulu affronter sans le connaître.
Vous avez une ennemie implacable, à qui vous pouvez
rendre blessure pour blessure, outrage pour outrage.
C'est une méchante femme, dont j'ai appris à mes dépens
à me préserver. Mais elle est du monde, mais vous n'en
êtes pas. Les rieurs seront pour vous, les influents seront
pour elle. Elle vous fera chasser de partout, comme elle
vous a fait congédier par madame de ***. Croyez-moi,
quittez Paris, voyagez, éloignez-vous, faites-vous oublier;
et si vous voulez reparaître absolument dans ce
qu'on appelle, très-arbitrairement sans doute, la bonne
compagnie, ne revenez qu'avec une existence assurée et
un nom honorable dans les lettres. Vous avez eu un tort
grave: c'est de vouloir nous tromper. A quoi bon? Aucun
de nous ne vous eût jamais fait un crime d'être pauvre
et d'une naissance obscure. Avec votre esprit et vos qualités,
vous vous seriez fait accepter de nous, un peu plus
lentement peut-être, mais d'une manière plus solide.
Vous avez voulu, partant d'une condition précaire, jouir
tout d'un coup des avantages de fortune et de considération
que votre travail et votre attitude fière et discrète vis-à-vis
de nous eussent pu seuls vous faire conquérir. Si j'avais
su qu'au lieu de vingt-cinq ans vous n'en aviez que
vingt, je vous aurais guidé un peu mieux. Si j'avais su
que vous étiez le fils d'un petit fonctionnaire de province,
et non le petit-fils d'un conseiller au parlement, je vous
aurais détourné de l'idée puérile de falsifier votre nom.
Enfin, si j'avais su que vous ne possédiez absolument
rien, je ne vous aurais pas lancé dans un train de vie où
vous ne pouviez que compromettre votre honneur. Le
mal est fait. Laissez au temps, qui efface les médisances
et à mon amitié, qui vous restera fidèle, le soin de le réparer.
Vous avez du talent et de l'instruction. Vous pouvez,
avec de l'esprit de conduite, marcher un jour de
pair avec ces personnages brillants dont l'air dégagé
vous a séduit, et que vous regarderez peut-être alors en
pitié. Vous allez partir, promettez-le-moi, et sans chercher
par aucun coup de tête à vous venger des soupçons
qu'on a conçus contre vous. Vous auriez dix duels, que
vous ne prouveriez pas que vous avez dit la vérité, et
vous donneriez à votre aventure un éclat qu'elle n'a pas
encore. Vous avez besoin d'argent pour voyager; en
voici: trop peu à la vérité pour mener en pays étranger
le train d'un fils de famille, mais assez pour attendre
modestement le résultat de votre travail. Vous me le rendrez
quand vous pourrez. Ne vous en tourmentez guère;
j'ai de la fortune, et je vous proteste, Horace, que je n'ai
jamais eu autant de plaisir à vous obliger que je le fais
en cet instant.»
Horace, pénétré de repentir et de reconnaissance,
pressa fortement la main de Louis, refusa obstinément
le portefeuille qu'il lui présentait, le remercia de ses
bons conseils avec une grande douceur, lui promit de
les suivre, et quitta précipitamment sa maison. Louis de
Méran m'écrivit aussitôt, pour me mettre au courant de
toutes ces choses, et pour m'engager à faire accepter en
mon nom à Horace les avances qu'il n'avait pas voulu
recevoir de lui, et qui lui étaient nécessaires pour se
mettre en voyage.
Malheureusement le dévouement de cet excellent jeune
homme ne put être aussi promptement efficace qu'il le
souhaitait. Horace ne vint pas me voir, et je le cherchai
rendant plusieurs jours sans pouvoir découvrir sa retraite.
XXXII.
Il passa donc trois ou quatre jours dans la solitude, en
proie aux angoisses de la honte et de la misère, ne sachant
où fuir l'une et comment arrêter les progrès de
l'autre. Son âme avait reçu la plus douloureuse atteinte
qu'elle fût disposée à ressentir. Les chagrins de l'amour,
les tourments du remords, les soucis même de la pauvreté
ne l'avaient jamais sérieusement ébranlé; mais une
profonde blessure portée à sa vanité était plus qu'il ne
fallait pour le punir. Malheureusement ce n'était pas
assez pour le corriger. Horace était sans force et sans espoir
de réaction contre l'arrêt qui venait de le frapper.
Enfermé dans un grenier, errant la nuit seul par les
rues, il se tordait les mains et versait des larmes comme
un enfant. Le monde, c'est-à-dire la vie d'apparat et de
dissipation, cet Elysée de ses rêves, ce refuge contre
tous les reproches de sa conscience, lui était donc fermé
pour jamais! Les consolations que Louis de Méran avait
essayé de lui donner lui paraissaient illusoires. Il savait
bien que les gens qui vivent de prétentions, selon eux
légitimes, sont sans pitié pour les prétentions mal fondées
d'autrui. Il avait assez de fierté pour ne vouloir pas
rentrer en grâce en cherchant à justifier sa conduite;
et lors même qu'il eût été assuré de sortir vainqueur
aux yeux du monde d'une lutte contre la vicomtesse, la
seule pensée d'affronter des humiliations comme celles
qu'il venait de subir le faisait frémir de douleur et de
dégoût.
Il avait fait tant d'étalage de sa courte prospérité, tant
auprès de ses anciens amis que dans sa correspondance
avec ses parents, qu'il n'osait plus, dans sa détresse,
s'adresser à personne. Et à vrai dire il ne pouvait s'arrêter
à aucun projet. Il sentait bien que le plus court et
le plus sage était de retourner dans son pays, et d'y travailler
à une oeuvre littéraire, afin de payer ses dernières
dettes et d'amasser de quoi se mettre en route, à pied,
pour l'Italie; mais il n avait pas ce courage. Il savait
que ses parents, abusés sur ses succès littéraires, n'avaient
pas manqué de les proclamer sur tous les toits de
leur petite ville, et il craignait qu'un beau jour une médisance,
recueillie par hasard au loin, n'y vint changer en
mépris la considération qu'il s'était faite. Six mois plus
tôt, il eût emprunté gaiement et insoucieusement un
louis par semaine à différents camarades d'études. Dans
ce monde-là, nul ne rougit d'être pauvre, et l'on se
conte l'un à l'autre en riant qu'on n'a pas dîné la veille,
faute de neuf sous pour payer son écot chez Rousseau.
Mais quand on a fréquenté les salons fermés aux nécessiteux,
quand on a éclaboussé de son équipage les amis
qui vont à pied, on cache son indigence comme un vice
et sa faim comme un opprobre.
Cependant, un soir, Horace se décida à monter chez
moi, non sans être revenu sur ses pas dix fois au moins.
Son aspect était déchirant à voir; sa figure était flétrie,
ses joues creusées, ses yeux éteints. Sa chevelure en
désordre portait encore les traces de la frisure, et, cherchant
à reprendre son attitude naturelle, se dressait par
mèches raides et contournées autour de son front. Le
courage de dissimuler sa misère sous un essai de propreté
lui avait manqué. On voyait dans toute sa personne
négligée et débraillée le découragement profond
où il s'était laissé tomber. Sa chemise fine et plissée avec
recherche, était sale et chiffonnée. Son habit, d'une
coupe élégante, avait plusieurs boutons emportés ou brisés,
et l'on voyait que depuis plusieurs jours il n'avait
pas songé à le brosser. Ses bottes étaient couvertes d'une
boue sèche. Il n'avait pas de gants, et il portait, en
guise de canne, un gros bâton plombé, comme s'il eût
été sans cesse en garde contre quelque guet-apens.
Heureusement nous étions prévenus, Eugénie et moi,
et nous ne fîmes paraître aucune surprise de le voir ainsi
métamorphosé. Nous feignîmes de ne pas nous en apercevoir,
et, sans lui faire de questions, nous lui proposâmes
bien vite de dîner avec nous. Nous avions déjà
dîné pourtant; mais Eugénie, en moins d'un quart
d'heure, nous organisa un nouveau repas auquel nous
fîmes semblant de toucher, et dont Horace avait trop
besoin pour s'apercevoir de la supercherie. Il était si affamé,
qu'il éprouva un accablement extraordinaire aussitôt
qu'il se fut assouvi, et tomba endormi sur sa chaise
avant que la nappe fut enlevée. L'appartement que Marthe
avait occupé à côté du nôtre se trouvait par hasard
vacant. Nous y portâmes à la hâte un lit de sangle et
quelques chaises; puis, s'approchant d'Horace avec douceur,
Eugénie lui dit:
«Vous êtes fort souffrant, mon cher Horace, et vous
feriez, bien de vous jeter sur un lit que nous avons pu
offrir ces jours derniers à un ami de province, et qui
est encore là tout prêt. Profitez-en jusqu'à ce que vous
vous sentiez mieux.
—Il est vrai que je me sens tout à fait malade, répondit
Horace; et si je ne suis pas indiscret, j'accepte
l'hospitalité jusqu'à demain.» Il se laissa conduire dans
la chambre de Marthe, et ne parut frappé d'aucun souvenir
pénible. Il était comme abruti, et cet état, si contraire
à son animation naturelle, avait quelque chose
d'effrayant.
Il dormait encore le lendemain matin, lorsque Paul
Arsène entra chez nous, portant l'enfant de Marthe dans
ses bras. «Je vous apporte votre filleul, dit-il à Eugénie,
qui avait pris ce gros garçon en affection, et qui
lui avait donné le nom d'Eugène. Sa mère est accablée
de travail aujourd'hui, et moi par conséquent. Elle débute
ce soir au Gymnase, où je suis reçu caissier
comme vous savez. La mère Olympe est un peu malade
et perd la tête. Nous craignons que notre trésor ne soit
mal soigné. Il faut que vous veniez à notre secours et
que vous le gardiez toute la journée, si vous pouvez le
faire sans trop vous gêner.
—Donnez-moi bien vite le trésor, s'écria Eugénie en
s'emparant avec joie du marmot, que, dans sa tendresse
naïve et grande, Arsène n'appelait plus autrement.
—Le trésor est adorable, lui dis-je; mais songez-vous
à l'entrevue qui est inévitable tout à l'heure?...
—Arsène, dit Eugénie, prends ton courage et ton
sang-froid à deux mains: Horace est ici.»
Arsène pâlit, «N'importe, dit-il; d'après ce que vous
m'aviez confié, je devais bien m'attendre à l'y rencontrer
un de ces jours. Le nom de l'enfant n'est point écrit
sur son front, et d'ailleurs, grâce à lui, le trésor est
anonyme. Pauvre ange! ajouta-t-il en embrassant le fils
d'Horace; je vous le confie, Eugénie; ne le rendez pas à
son possesseur légitime.
—Il ne vous le disputera pas, soyez tranquille! répondit-elle
avec un soupir. Vous avertissez votre femme,
afin qu'elle ne vienne pas ici durant quelques jours. Horace
ne peut pas rester à Paris, et il est facile d'éviter
cette rencontre.
—Je le désire beaucoup, dit Arsène; il me semble
que cet homme ne peut seulement pas la regarder sans
lui faire du mal. Cependant, si elle désire le voir, que
sa volonté soit faite! Jusqu'ici elle dit qu'elle ne le veut
pas. Adieu. Je reviendrai chercher mon enfant ce soir.»
«Ah! vous avez un enfant? dit Horace avec indifférence,
lorsqu'il entra chez nous vers dix heures pour
déjeuner.
—Oui, nous avons un enfant, répondit Eugénie avec
un sentiment secret de malice austère. Comment le
trouvez-vous?»
Horace le regarda. «Il ne vous ressemble pas, dit-il
avec la même indifférence. Il est vrai que ces poupons-là
ne ressemblent à rien, ou plutôt ils se ressemblent tous:
je n'ai jamais compris qu'on pût distinguer un petit enfant
d'un autre enfant du même âge. Combien a celui-là?
un mois? deux mois?
—On voit bien que vous n'en avez jamais regardé un
seul! dit Eugénie. Celui-ci a huit mois, et il est superbe
pour son âge. Vous ne trouvez pas que ce soit un bel
enfant?
—Je ne m'y connais pas du tout. Je le trouverai délirant
si cela vous fait plaisir... Mais j'y songe! il est
impossible que vous soyez sa mère. Je vous ai vue il y a
huit mois... Allons donc! cet enfant n'est pas à vous.
—Non, dit Eugénie brusquement. Je me moquais de
vous, c'est l'enfant de mon portier, c'est mon filleul.
—Et cela vous amuse, de le porter sur vos bras, tout
en faisant votre ménage?
—Voulez-vous le tenir un peu, dit-elle en le lui présentant,
pendant que je servirai le déjeuner?
—Si cela nous fait déjeuner un peu plus vite, je le
veux bien; mais je vous assure que je ne sais comment
toucher à cela, et que s'il lui prend fantaisie de crier,
je ne saurai pas faire autre chose que de le poser par
terre. Fi! puisque vous n'êtes pas sa mère, je puis bien
vous dire, Eugénie, que je le trouve fort laid avec ses
grosses joues et ses yeux ronds!
—Il est plus beau que vous, s'écria Eugénie avec une
colère ingénue, et vous n'êtes pas digne d'y toucher.
—Tenez, le voilà qui piaille, dit Horace: permettez-moi
de le reporter dans la loge de ses chers parents.»
L'enfant, effrayé de la grosse barbe noire d'Horace,
s'était rejeté, en criant, dans le sein d'Eugénie.
«Et moi, dit-elle en le caressant pour l'apaiser, moi
qui serais si heureuse d'avoir un enfant comme toi, mon
pauvre trésor!»
Horace sourit dédaigneusement, et, s'enfonçant dans
un fauteuil, il devint rêveur. Le passé sembla enfin se
réveiller dans sa mémoire, et il me dit avec abattement,
lorsque Eugénie, ayant déposé l'enfant sur mes genoux,
passa dans la chambre voisine: «Jamais Eugénie ne
me pardonnera de n'avoir pas compris les joies de la paternité:
vraiment, les femmes sont injustes et impitoyables.
J'y ai beaucoup réfléchi, depuis mon malheur; et
j'ai eu beau chercher comment les délices de la famille
pouvaient être appréciables à un homme de vingt ans,
je ne l'ai pas trouvé. Si un enfant pouvait venir au monde
à l'âge de dix ans, au développement de sa beauté et de
son intelligence (en supposant gratuitement qu'il ne fût
ni laid, ni roux, ni bossu, ni idiot), je comprendrais,
jusqu'à un certain point, qu'on pût s'intéresser à lui.
Mais soigner ce petit être malpropre, rechigné, stupide,
et pourtant despotique, c'est le fait des femmes, et Dieu
leur a donné pour cela des entrailles différentes des
nôtres.
—Cela n'est vrai que jusqu'à un certain point, répondis-je.
Les femmes les aiment plus délicatement, et s'entendent
mieux à les élever durant les premières années;
mais je n'ai jamais compris, moi, qu'en présence de cet
être faible et mystérieux qui porte en lui un passé et un
avenir inconnus, on pût éprouver, pour tout sentiment,
la répugnance. Les hommes du peuple sont meilleurs
que nous, Horace. Ils aiment leurs petits avec une admirable
naïveté. N'avez-vous jamais été saisi de respect
et d'attendrissement à la vue d'un robuste ouvrier portant
le soir dans ses bras nus, encore tout noircis par le
travail, son marmot sur le seuil de la porte, pour l'égayer
et soulager sa mère?
—Ce sont des vertus inconciliables avec la propreté,»
répondit Horace sur un ton de persiflage dédaigneux,
et sans songer que dans ce moment-là il était fort malpropre
lui-même. Puis, passant la main sur son front,
comme pour rassembler ses idées: «Je vous remercie
de m'avoir hébergé cette nuit, dit-il; mais je ne sais si
c'est pour réveiller en moi un remords salutaire que vous
m'avez mis dans cette chambre fatale; j'y ai fait des
rêves affreux, et il faut, puisque me voilà décidément
dans la position d'esprit la plus sinistre, que je vous
fasse une question pénible et délicate. Avez-vous jamais
su, Théophile, ce qu'était devenue l'infortunée dont j'ai
si affreusement brisé le coeur par un crime vraiment
étrange, pour n'avoir pas été enchanté de l'idée d'être
père à vingt ans, et lorsque j'étais dans l'indigence!
—Horace, lui dis-je, ne faites-vous cette question
avec le sentiment que vous avez, en ce moment, sur le
visage, c'est-à-dire avec une curiosité assez indolente,
ou avec celui que vous devez avoir dans le coeur?
—Mon visage est pétrifié, mon pauvre Théophile,
répondit-il avec un accent qui redevenait peu à peu déclamatoire,
et j'ignore si je pourrai jamais pleurer ou
sourire désormais. Ne m'en demandez pas la cause, c'est
mon secret. Quant à mon coeur, c'est sa destinée d'être
méconnu; mais vous qui avez toujours été meilleur et
plus indulgent pour moi que tous les autres, comment
pouvez-vous l'outrager à ce point d'ignorer qu'il saignera
éternellement par cette blessure? Si j'étais sûr que
Marthe vécût et qu'elle se fût consolée, je serais peut-être
soulagé aujourd'hui d'une des montagnes qui oppressent
tout le passé de ma vie, tout mon avenir peut-être!
—En ce cas, lui dis-je, je vous répondrai la vérité:
Marthe n'est pas morte; Marthe n'est pas malheureuse,
et vous pouvez l'oublier.»
Horace ne reçut pas cette nouvelle avec l'émotion que
j'en attendais. Il eut plutôt l'air d'un homme qui respire
en jetant bas son fardeau, que d'un coupable qui rentre
en grâce avec le ciel.
«Dieu soit loué!» dit-il sans penser à Dieu le moins
du monde; et il retomba dans sa rêverie, sans ajouter
une seule question.
Cependant il y revint dans la journée, et voulut savoir
où elle était et comment elle vivait.
«Je ne suis autorisé à vous donner aucune espèce
d'explication à cet égard, lui répondis-je, et je vous conseille
pour votre repos et pour le sien, de n'en point chercher;
il serait trop tard pour réparer vos fautes, et il
doit vous suffire d'apprendre qu'elles n'ont aucun besoin
de réparation.»
Horace me répondit avec amertume: «Du moment
que Marthe m'a quitté sans regrets et sans les projets de
suicide dont je m'effrayais; du moment qu'elle n'a point
été malheureuse, et qu'elle s'est débarrassée de son
amour par lassitude ou par inconstance, je ne vois pas
que mes fautes soient si graves et que ni elle ni personne
ait le droit de me les rappeler.
—Brisons là-dessus, lui dis-je. Le moment de s'en
expliquer est très-inopportun.»
Il prit de l'humeur et sortit; cependant il revint à
l'heure du dîner. Eugénie n'avait pas osé l'inviter, dans
la crainte de paraître informée de sa situation. Je ne
voulais pas lui dire que je la connaissais, et j'attendais
qu'il m'en fit l'aveu. Il n'y paraissait pas encore disposé,
et il me dit en rentrant:
«C'est encore moi; nous nous sommes quittés tantôt
assez froidement, Théophile, et je ne puis rester ainsi
avec toi.» Il me tendit la main.
«C'est bien, lui dis-je: mais, pour me prouver que tu
ne m'en veux pas, tu vas dîner avec nous.
—A la bonne heure, répondit-il, s'il ne faut que cela
pour effacer mon tort...»
Nous nous mîmes à table, et nous y étions encore,
lorsque la mère Olympe vint chercher l'enfant pour le
mener coucher.
Au milieu des occupations multipliées de ce jour, Arsène
et Marthe avaient oublié de prévoir que la bonne
femme pourrait rencontrer Horace chez nous, et jaser
devant lui. Elle aimait malheureusement à parler. Elle
était tout coeur et tout feu, comme elle disait elle-même,
pour ses jeunes amis; et ce jour-là, plus que de coutume,
exaltée par la splendeur de leur position nouvelle
à un théâtre en vogue, elle éprouvait le besoin impérieux
de s'émouvoir en parlant d'eux. Eugénie fit de
vains efforts pour la renvoyer au plus vite avec son trésor,
pour l'emmener à la cuisine, pour lui faire baisser la
voix: la mère Olympe, ne comprenant rien à ces précautions,
exhala sa joie et son attendrissement en longs
discours, en sonores exclamations, et prononça plusieurs
fois les noms de monsieur et de madame Arsène. Si bien
qu'Horace, qui d'abord la prenant pour la portière, n'avait
pas daigné prêter l'oreille à ses paroles, la regarda,
l'observa, et nous interrogea avidement dès qu'elle fut
partie. De quel Arsène parlait-elle? Le Masaccio était-il
donc époux et père? Le prétendu enfant du portier était
donc le sien? Et pourquoi ne le lui avait-on pas dit tout
de suite? «J'aurais dû le deviner; au reste, ajouta-t-il,»
son poupard est déjà aussi laid et aussi camus que lui.
Tout ce dénigrement superbe impatientait Eugénie
jusqu'à l'indignation. Elle cassa deux assiettes, et je
crois que, malgré sa douceur et la dignité habituelle
de ses manières, elle eut grande envie de jeter la
troisième à la tête d'Horace. Je la soulageai infiniment
en prenant le parti de dire tout de suite la verité.
Puisque aussi bien Horace devait l'apprendre tôt ou
tard, il valait mieux qu'il l'apprît de nous et dans un
moment où nous pouvions en surveiller l'effet sur lui.
Arsène m'avait autorisé depuis plusieurs jours, et, pour
son compte et de la part de Marthe, à agir comme je le
jugerais utile en cette circonstance.
«Comment se fait-il, Horace, lui dis-je, que vous
n'ayez pas deviné déjà que la femme de Paul Arsène est
une personne très-connue de vous, et qui nous est infiniment
chère?»
Il réfléchit une minute en nous regardant alternativement
avec des yeux troublés. Puis, prenant tout à coup
une attitude dégagée, imitée du marquis de Vernes:
«Au fait, dit-il, ce ne peut être qu'elle, et je suis un
grand sot de n'avoir pas compris pourquoi vous étiez si
embarrassés tout à l'heure devant la vieille fée qui emportait
l'enfant... Mais l'enfant?... Ah! l'enfant!... j'y
suis! la vieille a très-nettement dit son père en parlant
d'Arsène... l'enfant de huit mois... car il a huit mois,
vous me l'avez dit ce matin, Eugénie!... et il y a neuf
mois que Marthe m'a quitté, si j'ai bonne mémoire...
Vive Dieu! voilà un dénoûment sublime et dont je ne
m'étais pas avisé dans mon roman!»
Ici Horace se renversa sur une chaise avec un rire
éclatant tellement forcé, tellement âpre, qu'il nous fit
mal comme le râle d'un homme à l'agonie.
«Ah! finissez de rire, s'écria Eugénie en se levant
d'un air courroucé qui la rendait vraiment belle et imposante:
cet enfant que Paul Arsène élève et chérit
comme le sien, c'est le vôtre, puisque vous voulez le savoir.
Vous l'avez trouvé laid, parce que, selon vous, il lui
ressemble: et lui le trouve beau, quoiqu'il ressemble,
le pauvre innocent, à l'homme le plus égoïste et le plus
ingrat qui soit au monde!»
Cet élan de sainte colère épuisa Eugénie: elle retomba
sur sa chaise, suffoquée et les joues ruisselantes de larmes.
Horace, irrité de cette sorte de malédiction jetée
sur lui avec tant de véhémence, s'était levé aussi; mais
il retomba aussi sur sa chaise, comme foudroyé par le
cri de sa conscience, et cacha son visage dans ses deux
mains.
Il resta ainsi plus d'une heure. Eugénie, essuyant ses
yeux, avait repris ses travaux de ménage, et j'attendais
en silence l'issue du combat que l'orgueil, le doute, le
repentir, la honte, se livraient dans le coeur d'Horace.
Enfin il sortit de cette orageuse méditation, en se levant
et en marchant dans la chambre à grands pas et
avec de grands gestes.
«Eugénie, Théophile! s'écria-t-il en nous saisissant
le bras à tous deux et en nous regardant fixement, ne
vous jouez pas de moi! Ceci est une crise décisive dans
ma vie; c'est ma porte ou mon salut que vous tenez dans
vos mains. Il s'agit de savoir si je suis le plus ridicule ou
le plus lâche des hommes. J'aimerais encore mieux être
le plus ridicule, je vous en donne ma parole d'honneur.
—Je le crois bien! répondit Eugénie avec mépris.
—Eugénie, dis-je à ma fière compagne, ayez de l'indulgence
et de la douceur avec Horace, je vous en supplie.
Il est fort à plaindre parce qu'il est fort coupable.
Vous avez cédé à l'impétuosité de votre coeur en l'accablant
tout à l'heure d'un reproche bien grave. Mais ce
n'est pas ainsi qu'on doit traiter les infirmités de l'âme.
Laissez-moi lui parler, et fiez-vous à mon respect, à mon
affection, à ma vénération pour vos amis absents.
—Respect, vénération, reprit Horace, rien que cela!...
c'est peu: ne sauriez-vous inventer quelque terme d'idolâtrie
plus digne du grand, du divin Paul Arsène? Moi,
je veux bien répondre amen à vos litanies; mais pas
avant que vous m'ayez prouvé d'une manière irrécusable
que je suis bien le père, le père unique, entendez-vous?
de cet enfant qu'on veut maintenant me mettre sur le
corps.
—On a des intention» très-différentes, lui dis-je avec
une froide sévérité. On désire que vous ne vous occupiez
jamais de votre fils; on ne vous l'a jamais présenté
comme tel; on ne vous en a jamais parlé; et si la fantaisie,
vous venait de le réclamer un jour, comme la loi
ne vous donne aucun droit sur lui, on saurait le soustraire
à une protection tardive et usurpatrice. Ainsi n'outragez
pas la noblesse et le dévouement que vous ne
pouvez pas comprendre. Ce serait vous avilir à tous les
yeux, et même aux vôtres, lorsque le voile grossier qui
les couvre sera tombé. Au reste, il ne s'agit pas d'autre
chose dans ce moment de crise décisive, comme vous
l'appelez avec raison, que de secouer ce voile funeste. Il
faut que vous remportiez la victoire sur des sentiments
indignes de vous, et que vous ayez un repentir profond.
Il faut que vous sortiez d'ici plein de respect pour la
mère de votre fils, et de reconnaissance pour son père
adoptif, entendez-vous bien? Il faut que vous me disiez
que vous vous êtes conduit comme un enfant, comme un
fou, ou bien que vous emportiez à tout jamais mon antipathie
et mon dégoût pour votre caractère.
—Fort bien, répondit-il en essayant de lutter encore
contre mon arrêt, il faut que je fasse amende honorable,
parce que l'on m'a rendu père d'un enfant dont je n'ai
jamais entendu parler et qui se trouve devoir être le
mien! Quelle épreuve dois-je subir pour prouver combien
je suis repentant? quelle pénitence publique dois-je
faire pour laver mon crime?
—Aucune! Toute cette histoire est un secret entre
quatre personnes, et vous êtes la cinquième. Mais si vous
aviez la folie et le malheur de la publier, de la raconter
à votre manière, je serais forcé de dire la vérité, et d'apprendre
à tous ceux qui vous connaissent que vous en
avez menti. Vous demandez des preuves matérielles, qui
soient irrécusables! comme si l'on pouvait en fournir
comme s'il y en avait d'autres que des preuves morales
C'est comme si vous déclariez que vous avez l'esprit trop
épais et l'âme trop basse pour croire à autre chose qu'au
témoignage direct de vos sens. Dans cette hypothèse, il
n'y a pas un homme sur la terre qui ne pût méconnaître
et repousser ses enfants sous prétexte qu'il n'a pas été témoin
de tous les instants de l'existence de sa femme.
—Qu'exigez-vous donc de moi? reprit-il avec une fureur
concentrée. Que j'apprenne mon secret à tout le
monde, et que je proclame la vertu de Marthe aux dépens
de mon honneur? C'est un duel à mort entre la
réputation de cette femme et la mienne que vous me
proposez!
—Nullement, Horace; nous ne sommes pas ici dans
le monde que vous venez de quitter. Vingt salons n'ont
pas les yeux ouverts sur le secret de votre vie domestique,
et l'honneur de Marthe n'a pas besoin, comme
celui d'une certaine vicomtesse, que le vôtre soit compromis.
Le milieu où ces événements se sont accomplis
est bien restreint et bien obscur. Tout au plus quatre ou
cinq anciens amis vous demanderont compte de vos
amours avec elle. Si vous leur répondez qu'elle a été une
amante sans foi et sans dignité, ce bruit pourra se répandre
davantage et l'atteindre dans la position plus évidente
et plus enviée qu'elle est en train de se faire. Mais
vous pouvez garder votre dignité et la sienne, qui ne
sont point ici en lutte le moins du monde. Si vous ne
comprenez pas la conduite que vous devez tenir en cette
circonstance, je vais vous la dire. Vous refuserez d'entrer
dans aucune explication; vous ne parlerez jamais
de l'enfant qu'Arsène reconnaît et déclare, par un pieux
mensonge, être le sien; vous direz, du ton ferme et bref
qui convient à un homme sérieux, que vous avez pour
Marthe l'estime et le respect qu'elle mérite; et croyez-moi,
cette déclaration vous fera honneur, même aux
yeux de ceux qui soupçonneraient la vérité. Cela seul
pourra leur faire excuser et taire vos égarements... Si
vous aviez agi ainsi, même à l'égard d'une autre femme
qui en est moins digne, vous seriez peut-être réhabilité
aujourd'hui dans l'estime de juges plus pointilleux et
plus exigeants que ne le seront vos anciens camarades.»
Cette insinuation éleva un autre sujet d'explication, et
Horace, consterné, reçut mes admonestations avec le silence
de l'abattement. Mais en ce qui concernait Marthe,
il se débattit longtemps, et pendant deux heures j'eus à
lutter, non contre son incrédulité, elle était feinte, mais
contre son obstination et son dépit. Malgré sa résistance,
je voyais pourtant bien qu'il était ébranlé et que je gagnais
du terrain. A neuf heures du soir, il sortit, en me
disant qu'il avait besoin d'être seul, de respirer l'air et
de réfléchir en marchant. «Je reviendrai avant minuit,
me dit-il, et je vous avouerai franchement le résultat de
mon examen de conscience. Nous causerons encore de
tout cela, si vous n'êtes pas horriblement las de moi.»
Il rentra vers une heure du matin avec un visage animé,
bien que fort pâle encore, et avec des manières affectueuses
et communicatives. «Eh, bien? lui dis-je en
secouant la main qu'il me tendait.—Eh bien! me répondit-il,
j'ai remporté la victoire, ou plutôt c'est Marthe
et vous qui m'avez vaincu, et désormais vous ferez tous
de moi ce que vous voudrez. J'étais un fou, un malheureux
tourmenté de mille doutes poignants; mais vous
autres, vous êtes des êtres forts, calmes et sages. Vous
m'aidez à retrouver la face de la vérité, quand elle se
brouille dans les nuages de mon imagination. Écoutez ce
qui m'est arrivé; je veux tout vous dire. En vous quittant,
j'ai été au Gymnase; je voulais voir Marthe, travestie
en comédienne sur cette scène mesquine, débiter
en minaudant les gravelures sentimentales de nos petits
drames bourgeois, Oui, je voulais la voir ainsi, pour me
guérir à jamais du dépit qu'elle m'avait laissé dans
l'âme, pour la mépriser intérieurement et me mépriser
moi-même de l'avoir aimée. Je n'étais pas assis depuis
cinq minutes, que je vois paraître un ange de beauté et
que j'entends une voix pure et touchante comme celle
de mademoiselle Mars. C'était bien la beauté, c'était
bien la voix de ma pauvre Marthe; mais combien poétisées,
combien idéalisées par la culture de l'esprit et par
le travail sérieux de la séduction! Je vous le disais autrefois:
une femme qui n'est pas occupée avant tout du
soin de plaire n'est pas une femme; et dans ce temps-là,
Marthe, en dépit de tous ses dons naturels, avait une
indolence mélancolique, une réserve humble et triste qui
lui faisaient perdre, la plupart du temps, tous ses avantages.
Mais quelle métamorphose, grand Dieu! s'est opérée
en elle! quel luxe de beauté, quelle distinction de
manières, quelle élégance de diction, quel aplomb,
quelle grâce aisée! et tout cela sans perdre cet air simple,
chaste et doux, qui jadis me faisait rentrer en moi-même
et tomber à genoux au milieu de mes soupçons et
de mes emportements! Elle a eu ce soir, je vous l'assure,
un succès, non pas éclatant, mais bien réel et bien mérité.
Son rôle était mauvais, faux, ridicule même; elle a
su le rendre vrai, noble et saisissant, sans grands effets,
sans moyens téméraires. On applaudissait peu; on ne
disait pas: C'est sublime, c'est délirant! mais chacun
regardait son voisin et disait: Voilà qui est bien; comme
c'est bien! Oui, bien est le mot qui convient. J'ai appris
dans le monde, où l'on apprend quelques bonnes choses
au milieu d'un grand nombre de mauvaises, que le bien
est plus difficile à atteindre que le beau; ou, pour mieux
dire, le bien est une face du beau plus raffinée, plus
châtiée que toutes les autres. Ah! vraiment, je serai fort
aise que toutes ces impertinentes éventées qu'on appelle
femmes du monde voient comme cette pauvre grisette
sait marcher, s'asseoir, tenir son bouquet, causer, sourire,
avec plus de convenance et de charme qu'elles
toutes! Mais où donc Marthe a-t-elle appris tout cela?
Oh! que l'intelligence est une force rapide et pénétrante!
Sur mon honneur, je ne me serais jamais douté que
Marthe en eût autant; et cette pensée m'a fait ouvrir les
yeux. Combien je l'ai méconnue! me disais-je en la regardant.
Je l'ai crue si souvent bornée ou extravagante,
et la voilà qui me donne un démenti, et qui semble se
venger de mon erreur, en se montrant accomplie et
triomphante, devant moi, à tout ce public, à tout Paris!
car tout Paris va bientôt parler d'elle, et se disputer le
plaisir de la voir et de l'applaudir! J'ai beaucoup rougi
de moi, je vous l'avoue: et dès que la pièce où elle jouait
a été finie, j'ai couru à la porte des acteurs, j'ai forcé
toutes les consignes, j'ai mis en fureur tous les portiers
et tous les gardiens de cet étrange sanctuaire; j'ai cherché,
j'ai trouvé sa loge, j'ai poussé la porte après avoir
frappé, et, sans attendre qu'on vînt, selon l'usage, parlementer
avec moi, j'ai osé pénétrer jusqu'à elle. Elle
était encore dans son élégant costume, mais elle avait
essuyé son fard; ses cheveux, dont elle avait ôté les
fleurs, tombaient plus longs, plus noirs, et plus beaux
que jamais sur ses épaules de reine. Elle était encore
plus belle que sur la scène, et je me suis jeté à ses pieds;
j'ai pressé ses genoux contre ma poitrine, au grand scandale
de sa soubrette, qui m'a paru une villageoise bien
naïve pour une habilleuse de théâtre. Je savais que je ne
trouverais pas Arsène auprès d'elle; je me souvenais bien
qu'il est caissier, qu'il est occupé à la régie pendant que
sa femme fait sa toilette. Mes amis, vous me direz tout,
ce que vous voudrez: elle est mariée, elle chérit son mari,
elle le respecte, elle l'estime; tout cela est bel et bon:
mais elle m'aime! oui, Marthe m'aime encore, elle m'aime
toujours, et, bien qu'elle m'ait dit tout le contraire, je
n'en puis pas douter. Elle est devenue, en me voyant,
pâle comme la mort; elle a chancelé; elle serait tombée
évanouie si je ne l'eusse retenue dans mes bras et assise
sur sa causeuse. Elle a été cinq minutes sans pouvoir me
dire un mot, et comme égarée; et enfin, lorsqu'elle m'a
parlé pour me vanter son bonheur, son repos, son mariage...
ses yeux humides et son sein haletant me disaient
tout autre chose; et moi, n'entendant que vaguement
avec mes oreilles les paroles de sa bouche, je comprenais
avec tout mon être la voix de son coeur, qui parlait bien
plus haut et plus éloquemment. Elle voulait que j'attendisse
dans sa loge l'arrivée d'Arsène; je crois qu'elle
craignait ses soupçons, si elle eût semblé me recevoir
comme en cachette de lui. Mais M. Arsène m'a bien assez
inquiété et tourmenté pendant un an, pour que je ne me
fasse pas grand scrupule de lui rendre la pareille pendant
une soirée. D'ailleurs, je ne me sentais pas du tout
disposé à voir cet être vulgaire et prosaïque tutoyer, embrasser
et emmener celle que je ne puis me déshabituer
tout d'un coup de regarder comme ma maîtresse et ma
compagne. Je me suis esquivé en lui promettant de ne
la revoir que quand elle voudrait et, devant qui elle voudrait.
Mais au moins pendant une heure j'ai été agité,
ému, et, puisqu'il faut tout vous dire, épris comme je ne
l'ai été de longtemps. Je vous l'ai dit vingt fois au milieu
de toutes mes folies, souvenez-vous-en, Théophile: je
n'ai jamais aimé que Marthe, et je sens bien que je n'aimerai
jamais qu'elle, en dépit de tout, en dépit d'elle et
de moi-même.
«Mais pourquoi froncez-vous le sourcil? pourquoi Eugénie
hausse-t-elle les épaules d'un air chagrin, et inquiet?
Je suis un honnête homme; et comme Marthe est
une femme fière et juste, comme elle ne voudra plus me
revoir certainement qu'en présence de son mari; comme,
si son mari y consent, ce sera pour moi un engagement
tacite de respecter sa confiance et son honneur, vous
l'avez guère à craindre, ce me semble, que je trouble
la sérénité de ce ménage. Oh! ne vous inquiétez pas, je
vous en prie; je n'ai pas le moindre désir de lui enlever
sa femme, quoiqu'il m'ait enlevé ma maîtresse. Il s'est
admirablement conduit envers elle et envers mon fils...
puisque c'est mon fils! Marthe ne m'a pas dit un mot de
l'enfant, ni moi non plus, comme vous pouvez croire...
Mais enfin, il est bien, certain qu'un lien sacré, indissoluble,
m'unit à elle, et que si jamais je fais fortune, je
n'oublierai pas que j'ai un héritier. Je saurai donc récompenser
indirectement Arsène des soins qu'il lui aura
donnés; et puisque c'est leur volonté de me retirer mes
droits de père, je n'exercerai ma paternité que d'une
façon mystérieuse, et pour ainsi dire providentielle.
Vous voyez, mes bons amis, que je n'ai l'intention d'être
ni si lâche ni si pervers que vous le pensiez ce matin;
que, loin d'être l'ennemi et le calomniateur de Marthe,
je reste son admirateur, son serviteur et son ami. Je ne
pense pas qu'Arsène puisse le trouver mauvais: en s'attachant
à la femme qui m'avait appartenu, il a bien dû
prévoir que je ne pouvais pas être mort pour elle, ni elle
pour moi. C'est un homme sage et froid, qui ne la tyrannisera
pas, puisqu'il me connaît. Quant à moi, je me
sens relevé, consolé, et comme ressuscité par les événements
de cette journée. J'ai été absurde et maussade ce
matin. Oubliez cela, et regardez-moi désormais comme
l'ancien Horace que vous avez aimé, estimé, et que le
monde n'a pu ni avilir ni corrompre. Laissez-moi vous
dire que j'aime Marthe plus que jamais, que je l'aimerai
toute ma vie; car je vous réponds qu'elle n'aura plus
jamais à trembler ni à souffrir de mon amour, de même
que vous n'aurez plus jamais rien à réprimer ni à condamner
dans ma conduite envers elle.»
Tandis qu'Horace, au milieu de mille vanteries, de
mille projets et de mille espérances, qui se contredisaient
les unes les autres, nous faisait les plus hardies promesses
de vertu et de raison, Marthe, rentrée chez elle
avec son mari, lui racontait avec la plus grande franchise
l'entrevue qu'elle avait eue avec lui. Arsène
éprouva un grand effroi et un grand déchirement de
coeur à cette nouvelle; mais il n'en fit rien paraître, et
il approuva d'avance tout ce que sa femme pouvait projeter.
«Es-tu donc d'avis, lui dit-elle, que je le revoie encore,
et que je lui témoigne de l'amitié?
—Je n'ai pas d'avis là-dessus, Marthe, répondit-il, tu
ne lui dois rien; cependant, si tu te décides à le voir, tu
es forcée de le traiter doucement et amicalement. D'abord
tu n'aurais peut-être pas la force d'être sévère et
froide avec lui, et si tu l'avais, à quoi servirait de le manifester,
à moins qu'il ne t'y contraignit par de nouvelles
prétentions? Tu me dis qu'il n'en a pas, qu'il n'en peut
plus avoir, qu'il te demande seulement le pardon du
passé et un peu de pitié généreuse pour son repentir; si
tu as lieu d'être satisfaite de sa manière d'être aujourd'hui
avec toi, et de ne rien craindre de lui à l'avenir...
—Paul, dit Marthe en l'interrompant, tandis que tu
me parles ainsi, ta figure est pâle et ta voix troublée:
tu as de l'inquiétude au fond de l'âme?»
Arsène hésita un instant, puis il lui répondit: «Je le
jure devant Dieu, ma bien-aimée, que si tu n'en as pas
toi-même, si tu te sens aussi calme et aussi heureuse
que tu l'étais ce matin, je suis moi-même heureux et
tranquille.
—Paul! s'écria-t-elle, ce n'est pas à vous, que je
chéris plus que tout au monde, que je voudrais faire un
mensonge. Je ne me sens pas dans la même situation que
ce matin. Je me trouve d'autant plus heureuse d'être à
vous, que j'ai revu l'homme qui m'a fait un mal affreux;
mais je ne me suis pas sentie calme en sa présence, et
à l'heure qu'il est, je suis encore agitée et bouleversée
comme si j'avais vu la foudre tomber près de moi.»
Arsène garda le silence pendant quelques instants; et
quand il se sentit la force de parler, il pria Marthe de ne
lui rien cacher et de lui expliquer le genre d'émotion
qu'elle éprouvait, sans craindre de l'affliger ou de l'inquiéter.
«Il me serait tout à fait impossible de le définir, répondit-elle;
car depuis une heure je cherche en vain à
le faire vis-à-vis de moi-même. Il me semble que c'est
un sentiment de terreur douloureuse, un frisson comme
celui qu'on éprouverait en regardant les instruments
d'une torture qu'on aurait subie. Ce que je peux te dire
avec certitude, c'est que tout, dans cette émotion, est
pénible, affreux même; qu'il s'y mêle de la honte, du
remords de t'avoir si longtemps méconnu, le regret d'avoir
tant souffert pour un homme si peu sérieux, une
sorte de dégoût et de haine contre moi-même. Enfin cela
me fait mal, sans le plus petit mélange de satisfaction et
d'attendrissement: tout ce que dit cet homme semble
affecté, vain et faux. Il me fait pitié; mais quelle pitié
amère et humiliante pour lui et pour moi! Il me semble
que quand tu le reverras tel qu'il est maintenant, élégant
et malpropre, humble et prétentieux, flétri et puéril, tu
ne pourras pas t'empêcher de me mépriser, pour t'avoir
préféré ce comédien plus mauvais, hélas! que tous ceux
avec lesquels j'ai eu le malheur de jouer des scènes
d'amour à Belleville.»
Marthe disait sincèrement ce qu'elle pensait, et ne
faisait aucun effort hypocrite pour rassurer son époux.
Cependant elle ne put dormir de la nuit. L'agitation que
son début lui avait causée ajoutait à celle qu'Horace était
venu lui imposer. Elle fit des rêves fatigants, durant lesquels
elle s'imagina, à plusieurs reprises, être retombée
sous sa domination funeste, et où les scènes cruelles du
passé se représentèrent à son imagination plus violentes
et plus horribles encore que dans la réalité. Elle se jeta
plusieurs fois dans le sein d'Arsène avec des cris étouffés,
comme pour y chercher un refuge contre son ennemi;
et Arsène, en la rassurant et en la bénissant de
cet instinct de confiance et de tendresse, se sentit beaucoup
plus malheureux que s'il l'eût trouvée indifférente
au souvenir d'Horace.
A son lever, Marthe ayant pris son enfant dans ses
bras pour oublier en le caressant toutes les angoisses de
la nuit, la mère Olympe lui remit une lettre qu'Horace
avait passé cette même nuit à lui écrire. Il me l'avait
montrée avant de la lui faire porter: c'était vraiment un
chef-d'oeuvre, non-seulement de style et d'éloquence,
mais de sentiments et d'idées. Jamais il n'avait été mieux
inspiré pour s'exprimer, et jamais il n'avait semble rempli
d'instincts plus nobles, plus purs, plus tendres et plus
généreux. Il était impossible de n'être pas subjugué par
la grandeur de son mouvement et de ne pas ajouter foi à
ses promesses. Il demandait ardemment le pardon, l'amitié,
la confiance de Marthe et de Paul. Il s'accusait
avec une entière franchise; il parlait d'Arsène avec un
enthousiasme bien senti. Il implorait, comme une grâce,
de voir son fils en leur présence, el de le remettre lui-même,
humblement et courageusement, entre les bras
de celui qui l'avait adopté, et qui était plus digne que lui
d'en être le père.
Paul trouva sa femme lisant cette lettre avec des yeux
pleins de larmes.
«Tiens, lui dit-elle en la lui remettant, c'est une lettre
d'Horace, et tu vois, elle me fait pleurer. Et cependant
quelque chose me dit que ce ne sont là encore que des
paroles comme il en sait dire.»
Arsène lut la lettre attentivement, et la rendant à sa
femme avec une émotion grave;
«Il est impossible, lui dit-il, que ce ne soit pas là
l'expression d un sentiment vrai et d'une résolution généreuse.
Cette lettre est belle, et cet homme est bon malgré
ses vices. Il m'est impossible de ne pas le croire meilleur
qu'il ne sait le prouver par sa conduite. On ne parle
pas ainsi pour se divertir. Il a pleuré en t'écrivant. Je
t'assure que tu ne dois pas rougir de l'avoir cru plus fort
et plus sage qu'il ne l'est: il avait toutes les intentions
des vertus qu'il n'avait pas. Tu lui dois le pardon et l'amitié
qu'il demande; et si je t'en détournais, je te donnerais
un conseil égoïste et lâche.
—Eh bien, je le verrai, mais en ta présence, répondit
Marthe. La seule chose qui me fasse souffrir, c'est de
penser qu'il verra Eugène, qu'il l'embrassera devant
nous, qu'il l'appellera son fils, et qu'il verra en moi la
mère de son enfant. Non, je n'aurais pas voulu réveiller
et reconstituer ainsi en quelque sorte le passé. Je m'étais
habituée à regarder cet enfant comme le tien. Je ne me
rappelais plus que bien rarement qu'il ne l'est pas; et
maintenant, on va nous l'ôter en quelque sorte, en nous
volant une de ses caresses!
—Cette idée m'est plus cruelle qu'à toi, ma pauvre
Marthe, reprit Arsène; mais c'est un devoir auquel il
faut se soumettre. J'ai réfléchi toute la nuit à ces choses-là,
et je m'en suis dit une bien sérieuse, et que tu
vas comprendre. Au-dessus de nos désirs, de notre
choix et notre volonté, il y a le dessein, le choix et la
volonté de Dieu. Dieu ne fait rien qui ne soit nécessaire,
et ses intentions mystérieuses nous doivent être sacrées.
Il a voulu qu'Horace fût père, bien qu'Horace repoussât
les joies et les peines de la famille. Il a voulu qu'Horace
le revit, et sentît le désir d'embrasser son fils, bien qu'il
ait jusqu'ici abjuré les douceurs et les devoirs de la paternité.
Dieu seul sait quelle influence cachée et puissante
cet enfant peut avoir sur l'avenir d'Horace. C'est
un lien entre le ciel et lui, qu'il n'est au pouvoir de personne
de briser. Ce serait une impiété, un crime, de le
tenter. Lui ravir la faculté de connaître et d'aimer son
fils, dût-il le connaître et l'aimer faiblement, serait une
sorte de rapt et comme un dommage irréparable que
nous causerions à son être moral. Il nous faut donc, loin
d'accaparer notre trésor à son préjudice, l'admettre à
en jouir, parce que Dieu l'appelle à profiter de ce bienfait.
Je ne veux pas croire que la vue de cet enfant ne le
rende pas meilleur et n'amène pas un changement sérieux
dans son âme.»
Marthe se rendit à de si hautes considérations religieuses,
et sa vénération pour Arsène en augmenta. Un
déjeuner fut arrangé chez moi pour cette rencontre.
Marthe, et Arsène amenèrent l'enfant; et cette fois Horace,
redevenu affectueux, naïf et sensible, fut admirable
en tous points pour lui, pour sa mère, et surtout
pour Arsène, dont l'attitude noble et sereine le frappa de
respect et d'attendrissement. Ce fut le plus beau jour de
la vie d'Horace.
La vanité avait seule fait éclore ce beau mouvement
dans son âme, il faut bien le confesser. Avili et outragé
par les gens du monde, humilié et blessé par nous, il s'était
senti enfin déchu et souillé à ses propres yeux. Il
avait éprouvé violemment le besoin de sortir de cet
abaissement et de se réhabiliter vis-à-vis de nous et de
lui-même, en attendant qu'il put se laver plus tard aux
yeux du monde. Il n'avait pas voulu sortir à demi de
cette situation, et se contenter de se montrer bon et repentant:
il voulait se montrer grand, et changer notre
pitié en admiration. Il y réussit pendant tout un jour. Son
ostentation eut au moins l'avantage de lui faire connaître
des joies d'amour-propre qu'il ne connaissait pas encore,
et qu'il reconnut préférables aux mesquines satisfactions
d'une vanité plus étroite. Il entra, à partir de ce jour,
dans la phase de l'orgueil; et son être, sans changer de
nature, s'agrandit au moins dans la voie qui lui était
ouverte.
Le lendemain il se réveilla un peu fatigué de ces émotions
nouvelles et de la grande crise qui s'était opérée en
lui un peu rapidement. Il pensa à Marthe un peu plus
qu'à Arsène, et à lui-même un peu plus qu'à son fils. Son
amitié enthousiaste pour Marthe reprit le caractère d'une
passion qui se réveille, et qui n'abandonne pas tout à
coup de chimériques et coupables espérances. Enfin
selon l'expression d'Eugénie, qui avait retenu quelques
mots de science, son étoile eut une défaillance de lumière.
Il était temps qu'Horace partît et n'eût pas l'occasion
de revenir sur ses nobles résolutions. Je l'y forçai
en quelque sorte, non sans peine ni sans lutte; car, bien
que charmé de l'idée de voyager, il voulait gagner quelques
jours. Mais j'y mis une fermeté excessive, sentant
bien que de sa conduite avec Marthe en cette circonstance
dépendait tout son avenir moral. Je lui fis accepter,
comme venant de moi, la somme que Louis de
Méran m'avait envoyée pour lui, et je fixai le jour de
son départ pour l'Italie sans lui permettre de revoir
personne.
XXXIII.
La joie de se voir possesseur d'une nouvelle petite
fortune, et celle de réaliser un de ses plus doux projets,
enivra si vivement Horace dans les derniers jours, que
je m'effrayai des dispositions folles dans lesquelles je le
vis se préparer à son voyage. Il se forgeait sur toutes
choses des illusions qui me faisaient craindre de grandes
imprudences ou d'amers désenchantements. Après la semaine
d'abattement et de spleen profond que lui avait
causé son fiasco dans le beau monde, il avait eu une semaine
d'enthousiasme, d'expansion délirante et d'orgueil
sublime. Toutes ces émotions avaient brisé son corps appauvri
par la vie de plaisir qu'il avait menée durant tout
l'hiver; et je le voyais en proie à une fièvre d'autant
plus réelle qu'il ne s'en plaignait pas et ne s'en apercevait
pas. Craignant qu'il ne tombât malade en route, je
résolus de le conduire jusqu'à Lyon, afin de l'y faire
reposer et de l'y soigner, si les premiers jours de mouvement,
au lieu de faire une heureuse diversion, venaient
à hâter l'invasion d'une maladie.
Nous fîmes donc ensemble nos apprêts de départ, et
je le gardai à vue pour qu'il ne fît pas échouer nos projets
par quelque subite extravagance. J'avais le pressentiment
d'une crise imminente. Il y avait du désordre
dans ses idées, des préoccupations étranges dans ses
moindres actions, et sur sa figure quelque chose de voilé
et de bizarre qui frappait également Eugénie. «Je ne
sais pas pourquoi je ne peux plus le regarder, me disait-elle,
sans m'imaginer qu'il est condamné à mourir fou.
Il n'y a pas jusqu'aux grands sentiments qu'il montre depuis
quelques jours, qui ne me semblent provenir d'un
secret dérangement dans tout son être; car enfin ces sentiments
ne sont plus joués, je le vois bien, et pourtant
ils ne lui sont pas naturels, et on n'abjure pas ainsi d'un
jour à l'autre l'habitude de toute une vie.»
Je grondais Eugénie de douter ainsi de l'action divine
sur une âme humaine; mais au fond de la mienne, je
n'étais pas éloigné de partager ses craintes.
La vérité est qu'Horace, pour la première et pour la
dernière fois de sa vie, n'était pas maître de lui-même.
Il ne se rendait pas compte des mouvements impétueux
que, jusque-là, il avait provoqués en lui et comme caressés
avec amour. L'affront qu'il avait vécu dans le
monde lui avait laissé un secret mais cuisant chagrin;
il réussissait à s'en distraire et à le chasser, en s'exaltant
à ses propres yeux dans une nouvelle carrière d'émotions.
Mais ce cauchemar le poursuivait, et venait le
faire pâlir jusqu'au milieu de ses joies les plus pures. Plus
il croyait en triompher en se raidissant contre cet amer
souvenir et en cherchant à se grandir à ses propres yeux
par d'intérieures déclamations, et moins il réussissait à
atteindre ce calme stoïque, ce mépris des lâches attaques
et des sots propos, dont il se vantait. Pour le résumer, et
le définir une dernière fois, au moment de clore le récit
de cette période de sa vie, je dirai que c'était un cerveau
très-bien organisé, très-intelligent et très-solide, qui pouvait
cependant se troubler et se détériorer en un instant,
comme une belle machine dont on briserait le moteur
principal. Le grand ressort du cerveau d'Horace, c'était
cette faculté que Spurzheim, fondateur d'une nouvelle
langue psychologique, a, par un néologisme ingénieux,
qualifiée d'approbativité; et l'approbativité d'Horace
avait reçu un choc terrible la nuit du souper chez Proserpine.
Malgré l'appareil que les douces effusions du
déjeuner chez moi avec Marthe avaient posé sur cette
blessure, le trouble et la confusion régnaient dans les
profondeurs de la pensée d'Horace.
Le matin du 25 mai 1833 (notre place était retenue
aux diligences Laffitte et Caillard pour le soir même),
Horace, voyant tous ses préparatifs terminés, et se sentant
excédé de ma surveillance, m'échappa adroitement,
et courut chez Marthe. Il éprouvait un désir insurmontable
de la revoir seule et de lui faire ses adieux. Peut-être
la manière calme et douce avec laquelle elle avait
pris congé de lui à notre dernière réunion lui avait-elle
laissé un secret mécontentement. Il voulait bien la quitter
et renoncer à elle pour jamais par un effort magnanime;
mais il entendait faire par là un admirable sacrifice
de ses droits et de sa puissance sur l'âme de cette
femme; tandis qu'elle, comprenant son rôle autrement,
croyait, en lui laissant presser sa main et embrasser son
fils, lui accorder une sorte d'absolution religieuse. Horace,
en acceptant cette position, ne se trouvait pas
assez haut dans l'opinion de Marthe, à qui il voulait
laisser des regrets; dans celle d'Arsène, à qui il voulait
inspirer de la reconnaissance; et dans la nôtre, qu'il
voulait éblouir de toutes manières. Le jour du déjeuner,
je ne crois pas qu'il eût eu aucune arrière-pensée; mais
il en avait eu le lendemain; et en nous trouvant tous résolus
à ne pas renouveler cette scène délicate, il avait
été mécontent de nous tous, et de l'attitude qu'il avait
été forcé de garder vis-à-vis de nous. Il voulait, en un
mot, emporter quelques baisers et quelques larmes de
Marthe, afin de pouvoir faire son entrée en Italie en
triomphateur généreux d'une femme, et non en victime
de l'abandon de trois ou quatre. Disons bien vite, pour
l'excuser un peu, que ces pensées n'étaient pas formulées
dans son esprit, et que ce n'était pas le froid disciple
du marquis de Vernes qui allait chercher sa revanche
auprès de Marthe; mais le véritable Horace, troublé
par la fièvre de sa vanité blessée, allant, comme
malgré lui et sans aucun plan arrêté, chercher un soulagement
quelconque, ne fût-ce qu'un regard et un mot, à
cette souffrance insupportable.
Il entra dans un café, à trois portes de la maison que
Marthe habitait, non loin du Gymnase. Il y traça au
crayon quelques mots sans suite qu'il fit porter par un
voyou. L'enfant revint au bout d'un quart d'heure avec
cette réponse: «Je ne demande pas mieux que de vous
dire un dernier adieu: nous irons, Arsène et moi, avec
Eugène dans nos bras, vous voir monter en diligence. Dans
ce moment-ci il me serait impossible de vous recevoir.
Horace sourit amèrement, froissa le billet dans ses
mains, le jeta par terre, le ramassa, le relut, demanda
du café à plusieurs reprises pour éclaircir ses idées qui
s'égaraient de plus en plus, et s'arrêta enfin à cette hypothèse:
ou elle est enfermée avec un nouvel amant, et
en ce cas elle est la dernière des femmes; ou son mari
est absent, et elle n'ose pas se trouver seule avec moi,
et alors elle est la plus adorable des amantes et la plus
vertueuse des épouses. Dans ce dernier cas, je veux la
presser sur mon coeur une dernière fois; dans l'autre, je
veux m'assurer de son impudence, afin d'être à jamais
délivré de son souvenir.
Il remit le billet dans sa poche, rajusta sa coiffure
devant une glace, et se trouva si pâle et si tremblant
qu'il demanda de l'extrait d'absinthe, croyant arriver à
la force de l'esprit, grâce à ces excitants qui produisaient
en lui l'effet tout contraire.
Enfin il franchit le seuil de cette maison inconnue,
monte cinq étages, sonne, feint de ne pas entendre le refus
positif de la vieille Olympe, la repousse aisément,
franchit deux petites pièces, et pénètre dans un boudoir
des plus simples et des plus chastes, où il trouve Marthe
seule, étudiant un rôle, avec son enfant endormi
à ses côtés sur le sofa. En le voyant, Marthe fit un
cri, et la peur se peignit dans tous ses traits. Elle se
leva, et se plaignit, d'une voix sèche, quoique tremblante,
de l'obstination d'Horace. Mais il se jeta à ses
pieds, versa des larmes, et lui peignit son amour insensé
avec toute l'ardeur que savait lui prêter son éloquence
naturelle. Marthe accueillit d'abord ce langage
avec une froideur amère; puis elle essaya, par des discours
presque évangéliques et tout empreints de la bonté
pieuse qu'Arsène avait su lui inspirer, de ramener Horace
aux sentiments nobles qu'il lui avait témoignés naguère.
Mais plus elle se montrait grande, forte, pleine de
coeur et d'intelligence, plus Horace sentait le prix, du
trésor qu'il avait perdu par sa faute; et une sorte de
désespoir, d'orgueil sombre et violent, comme celui
d'un véritable amour, s'emparait de lui. Il s'y livra avec
une énergie extraordinaire; et Marthe, effrayée, allait
appeler Olympe pour qu'elle courût chercher son mari
au théâtre, lorsque Horace, tirant de son sein un poignard
véritable, la menaça de s'en frapper si elle ne consentait
à l'entendre jusqu'au bout. Alors il lui fit, à sa
manière, le récit de la vie solitaire et affreuse qu'il avait
menée loin d'elle, des efforts furieux qu'il avait tentés
pour chasser son souvenir dans les bras d'autres femmes,
des brillantes conquêtes qu'il avait faites, et dont aucune
n'avait pu l'étourdir un instant. Il lui annonça qu'il partait
pour Rome avec l'intention de se noyer dans le Tibre
s'il ne pouvait se guérir de son amour; et après de longues
tirades, si belles qu'il aurait dû les garder pour
son éditeur, il lui fit les offres les plus folles; il la supplia
de fuir ou de se suicider avec lui.
Marthe l'écoula avec cette incrédulité radicale qu'on
acquiert en amour à ses dépens. Elle trouva sa conduite
absurde et ses intentions coupables et lâches. Cependant,
quoique son coeur lui fût fermé sans retour, elle
sentit avec terreur que l'ancien magnétisme exercé sur
elle par cet homme si funeste à son repos était près de
se ranimer, et qu'une influence mystérieuse, satanique
en quelque sorte, et dont elle avait horreur, commençait
à pénétrer dans ses veines comme le froid de la
mort. Son coeur se serrait, un tremblement convulsif
agitait ses mains, qu'Horace retenait de force dans les
siennes; et lorsqu'il se jetait à genoux devant son fils
endormi, lorsqu'au nom de cette innocente créature,
qui les unissait pour jamais l'un à l'autre en dépit du
sort et des hommes, il lui demandait un peu de pitié,
elle sentait se réveiller, pour celui qui l'avait rendue
mère, une sorte de tendresse fatale, mêlée de compassion,
de mépris et de sollicitude. Horace vit ses yeux se
remplir de larmes, et son sein se gonfler de sanglots; il
l'entoura de ses bras avec énergie en s'écriant: «Tu
m'aimes, ah! tu m'aimes, je le vois, je le sais!»
Mais elle se dégagea avec une force supérieure; et,
prenant tout à coup une résolution désespérée pour se
délivrer à jamais de son mauvais génie:
«Horace, lui dit-elle, votre passion est mal placée, et
vous devez vous en guérir au plus vite. Je ne saurais plus
longtemps conserver votre estime, au prix de votre repos
et de votre dignité. Je ne mérite pas les éloges dont
vous m'accablez, je vous ai manqué de foi; vos soupçons
n'ont été que trop fondés: cet enfant n'est pas de
vous. C'est bien véritablement le fils de Paul Arsène,
dont j'étais la maîtresse en même temps que la vôtre.»
Marthe, en proférant ce mensonge, faisait un véritable
acte de fanatisme. C'était comme un exorcisme pour
chasser les démons au nom du prince des démons. Horace
était si hagard qu'il ne songea pas à l'invraisemblance
d'une telle assertion, après la conduite d'Arsène envers
lui. Il n'hésita pas à accuser cet homme vertueux de
complicité avec une femme impudente, pour lui faire
accepter la paternité d'un enfant. Il oublia qu'il était
sans nom, sans fortune, et sans position, et que par
conséquent Arsène ne pouvait avoir aucun intérêt à le
tromper si grossièrement. Il crut seulement à cet instant
de remords que Marthe venait déjouer pour se débarrasser
de lui; et, transporté d'une fureur subite, saisi
d'un accès de véritable démence, il s'élança vers elle en
s'écriant:
«Meurs donc, prostituée, et ton fils, et moi, avec toi.»
Il avait son poignard à la main; et quoiqu'il n'eût
certainement d'intention bien nette que celle de l'effrayer,
elle reçut, en se jetant au-devant de son fils, non
pas le coup de la mort, mais, hélas! puisqu'il faut le
dire, au risque de dénouer platement la seule tragédie
un peu sérieuse qu'Horace eut jouée dans sa vie... une
légère égratignure.
A la vue d'une goutte de sang qui vint rougir le beau
bras de Marthe, Horace, convaincu qu'il l'avait assassinée,
essaya de se poignarder lui-même. J'ignore s'il
aurait poussé jusque-là son désespoir; mais à peine avait-il
effleuré son gilet, qu'un homme, ou plutôt un spectre
qui lui parut sortir de la muraille, s'élança sur lui le
désarma, et, le poussant par les épaules, le précipita
dans les escaliers en lui criant avec un rire amer:
«Courez, mon cher Oreste, débuter aux Funambules,
et surtout allez vous faire pendre ailleurs.»
Horace chancela, heurta la muraille, se rattrapa à la
rampe, et entendant le pas d'Arsène, qui montait et venait
à sa rencontre, il se hâta de fuir, la tête baissée,
le chapeau enfoncé sur les yeux, et se disant: «Bien
certainement, je suis fou; tout ce qui vient de se passer
est un rêve, une hallucination, surtout cette vision que
je viens d'avoir de Jean Laravinière, tué l'an dernier au
cloître Saint-Méry, sous les yeux et dans les bras de
Paul Arsène.»
Il se jeta dans un cabriolet de place, et se fit conduire,
aussi vite que la rosse put courir, à Bourg-la-Reine,
où il profita du passage de la première diligence,
se croyant sur le point d'être poursuivi pour meurtre,
et impatient de fuir Paris au plus vite. Je l'attendis en
vain toute la soirée; je perdis les arrhes que j'avais données
pour nos places, mais ne supposai point qu'il était
parti sans moi, sans ses effets et sans son argent. Quand
j'eus vu s'éloigner la voiture qui devait nous emporter,
je courus chez Marthe, et là j'appris en deux mots ce
qui s'était passé. «Il ne m'aurait pas tuée, dit Marthe
avec un sourire de mépris; mais il se serait fait peut-être
un peu de mal, si je n'eusse été délivrée par un revenant.
—Que voulez-vous dire? lui demandai-je; êtes-vous
folle aussi, ma chère Marthe!
—Tâchez de ne pas le devenir vous-même, me répondit-elle;
car il va vraiment de quoi le devenir de joie
et d'étonnement. Voyons, êtes-vous préparé à l'événement
le plus inouï et le plus heureux qui puisse nous arriver?
—Pas tant de préambule! dit Jean, sortant du boudoir
de Marthe; j'avais voulu lui laisser le temps de vous
préparer à embrasser un mort, mais je ne puis tenir à
l'impatience d'embrasser les vivants que j'aime.»
C'était bien le président des bousingots en chair et en
os, en esprit et en vérité, que je pressais dans mes
bras. Jeté parmi les morts dans l'église Saint-Méry, le
jour du massacre, il s'était senti encore tenir à la vie
par un fil, et, se traînant sur ces dalles ensanglantées,
il était parvenu à se blottir dans un confessionnal, où un
bon prêtre l'avait trouvé, recueilli et secouru le lendemain.
Ce digne chrétien l'avait caché et soigné pendant
plusieurs mois qu'il avait passés chez lui, toujours entre
la vie et la mort. Mais comme c'était un homme timide
et craintif, il lui avait beaucoup exagéré le résultat des
persécutions essayées contre les victimes du 6 juin, et l'avait
empêché de faire connaître son sort à ses amis, affirmant
qu'il était impossible de le faire sans les compromettre
et sans l'exposer lui-même aux rigueurs de la justice.
«J'avais alors l'esprit et le corps si affaibli, dit Laravinière
en nous racontant son histoire, que je me laissai
diriger comme le voulait mon bienfaiteur; et la peur de
cet homme, admirable d'ailleurs, était si grande, qu'il
n'attendit pas que je fusse transportable pour me conduire
dans sa province. Il m'y laissa chez de bons paysans
auvergnats, ses père et mère, qui m'ont tenu jusqu'à
présent caché au fond de leurs montagnes, me
soignant de leur mieux, me nourrissant fort mal, et me
tourmentant beaucoup pour me faire confesser: car ils
sont fort dévots, et mon état d'agonie continuelle leur
donnait tous les jours à penser que le moment de rendre
mes comptes était venu. Ce moment n'est pas éloigné; il
ne faut pas vous faire illusion, mes chers amis, parce que
vous me voyez sur mes jambes et assez fort pour donner la
chasse à M. Horace Dumontet. Je suis frappe à fond, et sur
toutes les coutures. J'ai deux balles dans la poitrine, et une
vingtaine d'autres horions qui ne pardonnent pas. Mais
j'ai voulu venir mourir sous le ciel gris de mon Paris
bien-aimé, dans les bras de mes amis et de ma soeur
Marthe. Me voilà bien content, habitué à souffrir, résolu
à ne plus me soigner, enchanté d'avoir échappé à la
confession, et tranquille pour le peu de temps qui me
reste à vivre, puisque l'acte d'accusation des patriotes
du 6 juin n'a pas fait mention de ma laide figure. Ah!
dame! je ne suis pas embelli, ma pauvre Marthe, et vous
ne devez plus craindre de tomber amoureuse de ce Jean
que vous avez connu si beau, avec un teint si uni, une
barbe si épaisse, et de si grands yeux noirs!»
Jean plaisanta ainsi toute la soirée, et Arsène, qui
l'avait déjà embrassé (mais à qui on avait caché l'algarade
d'Horace), étant rentré, nous soupâmes tous ensemble,
et la gaieté héroïque du revenant ne se démentit
pas. En le voyant si heureux et si enjoué, Marthe ne
pouvait se persuader qu'il fût incurable. Moi-même, en
observant ce qui restait de force et d'animation à ce corps
exténué, je ne voulais point renoncer à l'espérance;
mais, craignant de me faire illusion, je le soumis à un
long et minutieux examen. Quelle fut ma joie lorsque je
trouvai intacts les organes que Laravinière avait crus
attaqués, et lorsque je me convainquis de la possibilité
d'appliquer un traitement efficace! Ce fut pendant plusieurs
mois mon occupation la plus constante; et, grâce
à la bonne constitution et à l'admirable patience de mon
malade, nous le vîmes reprendre à la vie, et retrouver
la santé rapidement. Les tendres soins de Marthe et d'Arsène
y contribuèrent aussi. Il s'associa désormais à ce
jeune ménage, dont il vit avec joie l'heureuse et noble
union. «Vois-tu, me disait-il un jour, je me suis autrefois
imaginé que j'étais amoureux de cette femme, lorsque
je la voyais malheureuse avec Horace: c'était une
illusion de l'amitié ardente que je lui porte. Depuis
qu'elle est relevée, purifiée et récompensée par un autre,
je sens, à la joie de mon âme, que je l'aime comme
ma soeur et pas autrement.»
Je ne vous dirai point le reste de l'histoire de Laravinière:
la suite de sa vie fournirait trop de choses, et
amènerait des réflexions qu'il faudrait développer à part
et lentement. Tout ce que je puis vous en apprendre,
c'est que, persistant dans son incorrigible et sauvage
héroïsme, il a péri, et cette fois, hélas! tout de bon,
dans la rue, et le fusil à la main, à côté de Barbès,
heureux d'échapper au moins aux tortures du mont
Saint-Michel!
Quant à Horace, quelques jours après son brusque
départ, je reçus de lui une lettre datée d'Issoudun, ou il
m'avouait la vérité, témoignait sa honte et son repentir,
et me priait de lui envoyer son portefeuille et sa malle.
Je fus touché de sa tristesse, et vivement affligé de la
position misérable qu'il s'était faite, lorsqu'il lui eût été
si facile d'en avoir une fort belle. J'eus un reste de
crainte pour lui, et songeai encore à l'aller rejoindre
pour le sermonner et le consoler jusqu'à la frontière;
mais comme sa lettre était fort raisonnable, je me bornai
à lui envoyer ses effets et ses valeurs, en lui promettant,
de la part de Marthe et de nous tous, le pardon, l'oubli
et le secret.
L'éditeur de cette histoire engage chaque lecteur à
vouloir bien lui faire la même promesse, d'autant plus
que le dernier accès de folie d'Horace ne compromit en
rien le bonheur de Marthe, et qu'Horace est devenu lui-même
un excellent jeune homme, rangé, studieux, inoffensif,
encore un peu déclamatoire dans sa conversation
et ampoulé dans son style, mais prudent et réservé dans
sa conduite. Il a vu l'Italie; il a envoyé aux journaux et
aux revues des descriptions assez remarquables et très-poétiques,
auxquelles personne n'a fait attention: aujourd'hui
le talent est partout. Il a été précepteur chez un
riche seigneur napolitain, et je le soupçonne d'en être
sorti avant d'avoir mené ses élèves en quatrième, pour
avoir fait la cour à leur mère. Il a composé ensuite un
drame flamboyant qui a été sifflé à l'Ambigu. Il a refait
trois romans sur ses amours avec Marthe, et deux sur
ses amours avec la vicomtesse. Il a écrit des premiers-Paris
d'une politique assez sage dans plusieurs journaux
de l'opposition. Enfin, ayant moins de succès en littérature
que de talent et de besoins, il a pris le parti d'achever
courageusement son droit; et maintenant il travaille
à se faire une clientèle dans sa province, dont il sera
bientôt, j'espère, l'avocat le plus brillant.
FIN D'HORACE.
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