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George Sand - Horace: Chapter 24-26
Notice
Chapter 1 - 5
Chapter 6 - 12
Chapter 13 - 19
Chapter 20 - 23
Chapter 24 - 26
Chapter 27 - 30
Chapter 31 - 33
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XXIV.
Lorsque je revins le revoir dans l'après-midi, je le trouvai
au lit avec un peu de fièvre et une violente agitation
nerveuse. Je m'efforçai de le calmer par des remontrances
assez sévères; mais je cessai bientôt, en voyant qu'il ne
demandait qu'à être contredit afin d'exhaler tout son
ressentiment. Je lui reprochai d'avoir plus de dépit que
de douleur. Alors il me soutint qu'il était au désespoir;
et à force de parler de son chagrin, il en ressentit de
violents accès: la colère fit place aux sanglots. En cet
instant Arsène entra. Le généreux jeune homme, sans
s'inquiéter des soupçons injurieux d'Horace, que Laravinière
ne lui avait pas cachés, venait tâcher de lui faire un
peu de bien en les dissipant. Il y mit tant de grandeur et
de dignité, qu'Horace se jeta dans son sein, le remercia
avec enthousiasme, et, passant de l'aversion la plus puérile
à la tendresse la plus exaltée, le pria d'être son frère,
son consolateur, son meilleur ami, le médecin de son
âme malade et de son cerveau en délire.
Quoique nous sentissions bien, Arsène et moi, qu'il y
avait de l'exagération dans tout cela, nous fûmes attendris
des paroles éloquentes qu'il sut trouver pour nous
intéresser à son malheur, et nous voulûmes passer le
reste de la journée avec lui. Comme il n'avait plus de
fièvre, et qu'il n'avait rien pris la veille, je l'emmenai
dîner avec Arsène chez le brave Pinson. Nous rencontrâmes
Laravinière en chemin, et je l'emmenai aussi.
D'abord notre repas fut silencieux et mélancolique comme
le comportait la circonstance; mais peu à peu Horace
s'anima. Je le forçai de boire un peu de vin pour réparer
ses forces et rétablir l'équilibre entre le principe sanguin
et le principe nerveux. Comme il était ordinairement
sobre dans ses boissons, il éprouva plus rapidement que
je ne m'y attendais les effets de deux ou trois verres de
bordeaux, et alors il devint expansif et plein d'énergie.
|
Il nous témoigna à tous trois un redoublement d'amitié que nous accueillîmes
d'abord avec sympathie, mais qui bientôt déplut un peu à Paul, et beaucoup à
Laravinière. Horace ne s'en aperçut pas, et continua à s'enthousiasmer, à les
prôner l'un et l'autre sans qu'ils sussent trop à propos de quoi. Insensiblement
le souvenir de Marthe venant se mêler à son effusion, il se livra à l'espérance
de la retrouver, jeta au ciel ce brûlant défi, se vanta de l'apaiser, de la
rendre heureuse, et, pour nous faire partager sa confiance, nous entretint de la
passion qu'il avait su lui inspirer et nous en peignit l'ardeur et le dévouement
avec un orgueil peu convenable. Arsène pâlit plusieurs fois en entendant parler
de la beauté et des grâces ineffables de Marthe en style de roman, avec une
chaleur pleine de vanité. Le fait est qu'Horace, retenu jusqu'alors par le peu
d'encouragement et d'approbation que nous avions donné à son triomphe sur
Marthe, avait souffert de le savourer toujours en silence. Maintenant qu'un
intérêt commun nous avait fortuitement conduits à lui parler à coeur ouvert, à
l'interroger, à l'écouter et à discuter avec lui sur ce sujet délicat,
maintenant qu'il voyait toute l'estime et toute l'affection que nous portions à
celle qu'il avait si mal appréciée, il éprouvait une vive satisfaction
d'amour-propre à nous entretenir d'elle, et à repasser en lui-même la valeur du
trésor qu'il venait de perdre. C'était un prétexte pour faire briller ce trésor
devant nous sans fatuité coupable, et il était facile de voir qu'il était à demi
consolé de son désastre par le droit qu'il en prenait de rappeler son bonheur.
Quoique Arsène fût au supplice, il l'écouta, et l'aida même à cet épanchement
imprudent avec un courage étrange. Quoique le sang lui montât au visage à chaque
instant, il semblait être résolu à étudier Marthe dans l'imagination d'Horace
comme dans un miroir qui la lui révélait sous une face nouvelle. Il voulait
surprendre le secret de cet amour que son rival avait eu le bonheur d'inspirer.
Il savait bien comment il l'avait perdu, car il connaissait le côté sérieux du
caractère de Marthe; mais ce côté romanesque qui s'était laissé dominer par la
passion d'un insensé, il l'analysait et le commentait dans sa pensée en
l'entendant dépeindre par cet insensé lui-même. Plusieurs fois il pressa le bras
de Laravinière pour l'empêcher d'interrompre Horace, et quand il en eut assez
appris, il lui dit adieu sans amertume et sans mépris, quoique tant de légèreté
et de forfanterie déplacée lui inspirât bien quelque secrète pitié.
A peine nous eut-il quittés, que Laravinière, cédant à
une indignation longtemps comprimée, fit à Horace quelques
observations d'une franchise un peu dure. Horace
était, comme on dit, tout à fait monté. Il avalait du café
mêlé de rhum, quoique je me plaignisse de cet excès de
zèle à outrepasser ma prescription. Il leva la tête avec
surprise en voyant la muette attention de Laravinière se
changer en critiques assez sèches. Mais il n'était déjà plus
d'humeur à supporter humblement un reproche: l'accès
de repentir et de modestie était passé, la gloriole avait
repris le dessus. Il répondit au froid dédain de Laravinière
par des sarcasmes amers sur l'amour ridicule et
malavisé qu'il lui supposait pour Marthe; il eut de l'esprit,
il acheva de s'enivrer avec la verve de ses réponses
et de ses attaques. Il devint blessant; il prit de la colère
en s'efforçant de rire et de dénigrer. Ce dîner eût fini fort
mal si je ne fusse intervenu pour couper court à une discussion
des plus envenimées.
—Vous avez raison, me dit Laravinière en se levant,
j'oubliais que je parlais à un fou.
Et, après m'avoir serré la main, il lui tourna le dos.
Je ramenai Horace chez lui: il était complètement gris,
et ses nerfs plus irrités qu'avant. Il eut un nouvel accès
de fièvre, et comme j'étais forcé d'aller encore à mes
malades, je craignis de le laisser seul. Je descendis chez
Laravinière, qui venait de rentrer de son côté, et le priai
de monter chez Horace.
—Je le veux bien, dit-il; je le fais pour vous, et puis
aussi pour Marthe, qui me le recommanderait si elle le
savait tant soit peu malade. Quant à lui personnellement,
voyez-vous, il ne m'inspire pas le moindre intérêt, je
vous le déclare. C'est un fat qui se drape dans sa douleur,
et qui en a infiniment moins que vous et moi.
Aussitôt que je fus sorti, Jean s'installa auprès du lit
de son malade, et le regarda attentivement pendant dix
minutes. Horace pleurait, criait, soupirait, se levait à
demi, déclamait, appelait Marthe tantôt avec tendresse,
tantôt avec fureur. Il se tordait les mains, déchirait ses
couvertures et s'arrachait presque les cheveux. Jean le
regardait toujours sans rien dire et sans bouger, prêt à
s'opposer aux actes d'un délire sérieux, mais résolu de
n'être pas dupe d'une de ces scènes de drame qu'il lui
attribuait la faculté de jouer froidement au milieu de ses
malheurs les plus réels.
A mes yeux (et je crois l'avoir connu aussi bien que
possible), Horace n'était pas, comme le croyait Jean, un
froid égoïste. Il est bien vrai qu'il était froid; mais il était
passionné aussi. Il est bien vrai qu'il avait de l'égoïsme;
mais il avait en même temps un besoin d'amitié, de soins
et de sympathie qui dénotait bien l'amour des semblables.
Ce besoin était si puissant chez lui, qu'il était porté
jusqu'à l'exigence puérile, jusqu'à la susceptibilité maladive,
jusqu'à la domination jalouse. L'égoïste vit seul;
Horace ne pouvait vivre un quart d'heure sans société.
Il avait de la personnalité, ce qui est bien différent de
l'égoïsme. Il aimait les autres par rapport à lui; mais il
les aimait, cela est certain, et on eût pu dire sans trop
sophistiquer que, ne pouvant s'habituer à la solitude, il
préférait l'entretien du premier venu à ses propres pensées,
et que, par conséquent, il préférait en un certain
sens les autres à lui-même.
Lorsque Horace avait du chagrin, il n'avait qu'un
moyen de s'étourdir, et ce moyen était également bon
pour ramener à lui les coeurs qu'il avait blessés, et pour
dissiper sa propre souffrance: il se fatiguait. Cette fatigue
singulière, qui agissait sur le moral aussi bien que
sur le physique, consistait à donner à son chagrin un
violent essor extérieur par les paroles, par les larmes,
les cris, les sanglots, même par les convulsions et le délire.
Ce n'était pas une comédie, comme le croyait Laravinière;
c'était une crise vraiment rude et douloureuse
dans laquelle il entrait à volonté. On ne peut pas dire
qu'il en sortît de même. Elle se prolongeait quelquefois
au delà du moment où il en avait senti le ridicule ou la
fatigue; mais il suffisait d'un très petit accident extérieur
pour la faire cesser. Un reproche ferme, une menace de
la personne qu'il prenait pour consolateur ou pour victime,
l'offre subite d'un divertissement, une surprise quelconque,
une petite contusion ou une mince écorchure
attrapée en gesticulant ou en se laissant tomber, c'en
était assez pour le ramener de la plus violente exaltation
à la tranquillité la plus docile, et c'était là pour moi la
meilleure preuve que ces émotions n'étaient pas jouées;
car dans le cas où il eût été aussi grand acteur que Jean le
prétendait, il eût ménagé plus habilement le passage de
la feinte à la réalité. Laravinière était impitoyable avec
lui, comme les gens qui se gouvernent et se possèdent le
sont avec ceux qui s'exaltent et s'abandonnent. S'il eût
exercé les fonctions de médecin ou d'infirmier, il eût vite
appris qu'il est entre les enfants et les fous une variété
d'hommes à la fois ardents et faibles, irritables et dociles,
énergiques et indolents, affectés et naïfs, en un mot froids
et passionnés, comme je l'ai dit plus haut, et comme je
tiens à le dire encore pour constater un fait dont l'observation
n'est pas rare, bien qu'il soit communément regardé
comme invraisemblable. Ces hommes-là sont souvent
médiocres, et ils sont parfois d'une intelligence
supérieure. C'est en général l'organisation nerveuse et
compliquée des artistes qui présente plus ou moins ces
phénomènes. Quoiqu'ils s'épuisent à ce fréquent abus de
leurs facultés exubérantes, on les voit rechercher avec
une sorte d'avidité fatale tous les moyens possibles d'excitation,
et provoquer volontairement ces orages qui n'ont
que trop de véritable violence. C'est ainsi qu'Horace faisait
usage du délire et du désespoir, comme d'autres font
usage d'opium et de liqueurs fortes. «Il n'a qu'à se
secouer un peu, disait Jean, aussitôt la fureur vient
comme par enchantement, et vous le croiriez possédé de
mille passions et de dix mille diables. Mais menacez-le
de le quitter, et vous le verrez se calmer tout à coup
comme un enfant que sa bonne menace de laisser sans
chandelle.» Jean ne songeait pas qu'il y a à Bicètre des
fous furieux qui se tueraient si on les laissait faire, et que
la menace d'un peu d'eau froide sur la tête rend tout à
coup craintifs et silencieux.
«Mais, disait-il, Horace fait tout ce bruit-là pour qu'on
l'entende, et quand personne ne se dérange, il prend
son parti de dormir ou d'aller se promener.» C'était malheureusement
la vérité, et, sous ce rapport, le pauvre
enfant était inexcusable. Ses crises lui faisaient du bien:
elles attiraient à lui l'intérêt, les soins, le dévouement;
et alors les personnes qui lui étaient attachées faisaient
mille efforts et trouvaient mille moyens de le distraire et
de le consoler. L'un le flattait, et relevait par là son orgueil
blessé; un autre le plaignait et le rendait intéressant
à ses propres yeux; un troisième le menait au spectacle
malgré lui, et remédiait par les amusements qu'il
lui procurait à l'ennui que lui imposait son dénûment.
Enfin, il aimait à être malade, comme font les petits
collégiens pour aller à l'infirmerie prendre du repos
et des friandises, et, comme un conscrit qui se mutile
pour ne pas aller à l'armée, il se fût fait beaucoup de
mal pour se soustraire à un devoir pénible.
Malheureusement pour lui, il eut affaire cette nuit-là
au plus sévère de ses gardiens. Il le savait, mais il se
flattait de le vaincre et de le dominer par un grand déploiement
de souffrance. Il augmenta volontairement sa
fièvre et se rendit aussi malade qu'il lui fut possible.
Laravinière fut cruel. «Écoutez, lui dit-il d'un ton glacial,
je n'ai aucune pitié de vous. Vous avez mérité de
souffrir, et vous ne souffrez pas autant, que vous le méritez.
Je blâme toute votre conduite, et je méprise des
remords tardifs. Vous avez des flatteurs, des séides, je
le sais; mais je sais aussi que s'ils vous avaient vu d'aussi
près que moi, au lieu de passer la nuit à vous veiller, comme
je fais, ils iraient faire des gorges chaudes. Moi qui vous
maltraite tout en vous gardant le secret de vos misères, je
vous rends de plus grands services que tous ces niais qui
vous gâtent en vous admirant. Mais écoutez bien un dernier
avis. Ces gens-là apprendront à vous connaître, et
ils vous mépriseront; et vous serez le but de leurs quolibets
si vous ne commencez bien vite à être un homme
et à vous conduire en conséquence; car il ne sied pas à
un homme de pleurer et de se ronger les poings pour
une femme qui le quitte. Vous avez autre chose à faire,
et vous n'y songez pas. Une révolution se prépare, et si
vous êtes las de la vie comme vous le dites, il y a là un
moyen très-simple de mourir avec honneur et avec fruit
pour les autres hommes. Voyez si vous voulez vous asphyxier
comme une grisette abandonnée, ou vous battre
comme un généreux patriote.»
Ce furent là les seules consolations qu'Horace reçut du
président des bousingots, et il fallut bien les accepter. Il
était trop tard pour en nier la logique et l'opportunité;
car avant la fuite de Marthe, avant ce grand désespoir
qu'il en ressentait, il s'était engagé, soit par amour-propre,
soit par ennui, soit par ambition, à prendre part
à la première affaire. Au dire de Jean, cette occasion ne
tarderait pas à se présenter. Horace l'appela hautement
de ses voeux; et Jean, dont le faible était de tout pardonner,
à la condition qu'on prendrait un fusil pour moyen
d'expiation, lui rendit promptement son estime, sa confiance
et son dévouement. Il consentit pendant plusieurs
jours à le soigner, à le promener, à l'exciter par les préparatifs
de cette grande journée que chaque jour il lui
promettait pour le lendemain, et Horace, recommençant
les apprêts de sa mort, cessa de pleurer Marthe, et n'osa
plus parler d'elle.
Un mois s'était écoulé depuis la disparition de cette
jeune femme. Aucun de nous n'avait rien découvert sur
son compte; et ce profond silence de sa part, dont Eugénie
et Arsène surtout s'étaient flattés d'être exceptés,
nous rejeta dans une morne épouvante. Je commençai à
croire qu'elle avait été cacher loin de Paris un suicide,
ou tout au moins une maladie grave, une mort douloureuse,
et je n'osai plus me livrer avec mes amis aux commentaires
que je faisais intérieurement. Je crois que le
même découragement s'était emparé des autres. Je ne
voyais presque plus Arsène. Horace ne prononçait plus
le nom de l'infortunée, et semblait nourrir des projets
sinistres qu'il me faisait entrevoir d'un air tragique et
sombre. Eugénie pleurait souvent à la dérobée. Laravinière
était plus conspirateur que jamais, et la politique
l'absorbait entièrement.
Sur ces entrefaites, madame de Chailly la mère m'écrivit
que le choléra venait de faire irruption dans la petite
ville que ses propriétés avoisinaient. Elle tremblait, non
pour elle-même (elle n'y songeait seulement pas), mais
pour ses amis, pour sa famille, pour ses paysans, et
m'engageait de la manière la plus pressante et la plus
affectueuse à venir passer dans le pays cette triste époque.
Il n'y avait pas de médecin dans nos campagnes; le
choléra cessait à Paris. Je vis un devoir d'humanité et
d'amitié en même temps à remplir, car tous les anciens
amis de mon père étaient menacés. Je me disposai à partir
et à emmener Eugénie.
Horace vint à plusieurs reprises me faire ses adieux.
Il me félicitait de pouvoir quitter cette affreuse Babylone.
Il enviait mon sort à tous les égards; il eût bien
désiré pouvoir s'en aller avec moi. Enfin, je vis qu'il
avait besoin de s'épancher; et, suspendant pour quelques
heures mes apprêts de départ, je l'emmenai au Luxembourg,
et le priai de s'expliquer. Il se fit prier beaucoup,
quoiqu'il mourût d'envie de parler. Enfin il me dit:
«Eh bien, il faut vous ouvrir mon coeur, quoiqu'un
serment terrible me lie. Je ne puis agir en aveugle dans
une circonstance aussi grave; il me faut un bon conseil,
et vous seul pouvez me le donner. Voyons! mettez-vous
à ma place: si vous étiez engagé sur la vie, sur l'honneur,
sur tout ce qu'il y a de sacré, à partager les convictions
et à seconder les efforts d'un homme en matière
politique, et si tout à coup vous aperceviez que cet homme
se trompe, qu'il va commettre une faute, compromettre
sa cause... je dis plus, si vos idées avaient dépassé les
siennes, et que ses principes fussent devenus absurdes à
vos yeux dessillés, pensez-vous qu'il aurait le droit de
vous mépriser; pensez-vous que quelqu'un au monde
aurait celui de vous blâmer, pour avoir délaissé l'entreprise
et rompu avec ses moteurs à la veille d'y mettre la
main? Dites, Théophile: ceci est bien sérieux. Il y va de
ma réputation, de ma conscience, de tout mon avenir.
—D'abord, lui dis-je, je suis heureux de vous entendre
parler de votre avenir; car il y a un mois que je
m'effraie de vos idées sombres et de vos continuelles pensées
de mort. Maintenant vous me prenez pour arbitre à
propos d'un fait ou d'un sentiment politique. Me voilà
bien embarrassé; vous savez combien ma position est
fausse sur ce terrain-là: fils de gentilhomme, ami et parent
de légitimistes, j'ai une sorte de dignité extérieure
assez délicate à garder. Bien que mes principes, mes certitudes,
ma foi, mes sympathies soient encore plus démocratiques
peut-être que ceux de Laravinière et consorts,
je ne puis, chose étrange et pénible, leur donner
la main pour faire un seul pas avec eux. J'aurais l'air
d'un transfuge; je serais méprisé dans le camp où j'ai été
élevé; je serais repoussé avec méfiance de celui où je
viendrais me présenter. Mon sort est celui d'un certain
nombre de jeunes gens sincères qui ne peuvent désavouer
du jour au lendemain la religion de leurs pères, et qui
pourtant ont le coeur chaud et le bras solide. Ils sentent
que la cause du passé est perdue, qu'elle ne mérite pas
d'être disputée plus longtemps, que la victoire des novateurs
est juste et sainte. Ils voudraient pouvoir arborer
les couleurs nouvelles de l'égalité, qu'ils aiment et qu'ils
pratiquent. Mais il y a là une question de convenances
qu'on ne leur permet pas de violer, et que, de toutes
parts, on les force à respecter, quoique, de toutes parts,
on sache aussi bien qu'eux qu'elle est arbitraire, vaine
et injuste. Je suis donc forcé de m'abstraire de tout concours
à l'action politique; et quand je serai électeur,
j'ignore absolument s'il me sera possible de voter avec
l'impartialité et le discernement que je voudrais apporter
à cette noble fonction. En un mot, je me suis retranché
jusqu'à nouvel ordre, et qui sait pour combien d'années,
dans un jugement philosophique des hommes et des
choses de mon temps. C'est une souffrance profonde parfois,
quand je me souviens que j'ai vingt-cinq ans, et que
j'ai l'ardeur et le courage de ma jeunesse; c'est aussi
une jouissance infinie quand je considère que les passions
politiques, avec leurs erreurs, leurs égarements, leurs
crimes involontaires, me sont pour longtemps interdites,
et que je puis garder sans lâcheté ma religion sociale
dans toute sa candeur. Mais comment voulez-vous qu'un
homme ainsi séparé de vos mouvements et isolé de vos
agitations vous montre la direction que vous devez prendre,
vous, républicain de nature, de position, et pour
ainsi dire de naissance?
—Tout ce que vous dites là, reprit Horace, me donne
beaucoup à penser. Il y a donc une autre manière d'aimer
la république et d'en pratiquer les principes, que de se
jeter en aveugle et à corps perdu dans les mouvements
partiels qui préparent sa venue? Oui, certes, je le savais
bien, je le sentais bien, et il y a longtemps que j'y songe!
il est une région de persévérance et d'action philosophique
au-dessus de ces orages passagers! il est un point
de vue plus vrai, plus pur, plus élevé que toutes les déclamations
et les conspirations émeutières!
—Je n'ai tranché ainsi la question, répondis-je, que
par rapport à moi et à cause de ma situation pour ainsi
dire exceptionnelle dans le mouvement présent. J'ignore
ce que je ferais à votre place; cependant, je puis vous
dire que si j'étais royaliste, légitimiste et catholique,
comme la plupart des jeunes gens de ma caste, je n'hésiterais
pas à me joindre à la duchesse de Berri, comme
à un principe.
—Vous feriez la guerre civile? dit Horace; eh bien,
voilà ce qu'on me propose, voilà où l'on veut m'entraîner.
Et moi je répugne à de tels moyens, et j'attends mieux
de la Providence.
—A la bonne heure! En ce cas, vous renoncez à jouer
un rôle actif; car une révolution parlementaire ne peut
manquer de durer au moins un siècle, au point où en sont
les choses.
—Un siècle! Le peuple n'attendra pas un siècle!
s'écria Horace, oubliant la question personnelle pour la
question générale.
—Soyez donc d'accord avec vous-même, lui dis-je: ou
il y aura des révolutions violentes, et par conséquent des
conflits rapides et énergiques entre les citoyens, ou bien
il y aura de longs débats de paroles, une lutte patiente
de principes, un progrès sûr, mais lent, où nous n'aurons
rien à faire, vous et moi, qu'à profiter pour notre compte
des enseignements de l'histoire. C'est déjà beaucoup, et
je m'en contente.
—Ce sera plus prompt que vous ne croyez, et pour
ma part je compte bien aider à l'oeuvre, soit par la parole,
soit par les écrits, si je puis trouver une tribune ou
un journal.
—En ce cas, vous n'hésitez pas à vous retirer de toute
émeute, et j'approuve votre fermeté courageuse, car la
tentation est forte, et moi-même qui ne puis y prendre
part, j'ai souvent de la peine à y résister.
—Oui, sans doute, ce sera un grand courage, dit
Horace avec un peu d'emphase; mais je l'aurai, parce
que je dois l'avoir. Ma conscience me fait d'amers reproches
de m'être laissé entraîner à ces projets incendiaires;
je lui obéis. Vous m'avez rendu un grand service, Théophile,
de m'avoir expliqué à moi-même. Je vous en remercie.»
Je ne voyais pas trop en quoi j'avais éclairci Horace
sur un point qu'il avait posé nettement dès le commencement
de l'explication; et, le trouvant si bien d'accord
avec lui-même, j'allais le quitter, lorsqu'il me retint.
«Vous n'avez pas répondu à ma question, me dit-il.
—Vous ne m'en avez point fait que je sache, répondis-je.
—Pardieu! reprit-il, je vous ai demandé si quelqu'un
de mes amis ou de mes prétendus coopinionnaires, si
Jean le bousingot, par exemple, pourrait s'arroger le
droit de me blâmer en me voyant renoncer aux folies de
la conspiration émeutière, pour rentrer dans cette voie
plus large et plus morale dont je n'aurais jamais dû sortir.
—D'après ce que vous me dites, je vois, répondis-je,
que vous avez commis une faute. Vous vous êtes lié par
des promesses à quelque affiliation...
—C'est mon secret,» reprit-il précipitamment. Puis
il ajouta: «Je ne connais ni affiliation, ni conspiration;
mais Laravinière est un fou, un exalté, comme bien vous
savez. Il n'en fait aucun mystère à ses amis, et personne
n'ignore qu'il est en avant dans toutes les bagarres de
faubourg. Vous devez bien pressentir que nous n'avons
pas habité la même maison pendant plusieurs mois, sans
qu'il m'entretint de ses rêves révolutionnaires. Dans un
moment de désespoir de toutes choses et de complet
abandon de moi-même, j'ai désiré des émotions, des
combats, des dangers et, pourquoi ne l'avouerais-je pas,
une mort tragique, à laquelle se serait attachée quelque
gloire. Je me suis livré comme un enfant, et, si je m'arrête
aujourd'hui, il ne manquera pas de dire que je recule.
Dans son héroïsme grossier, il m'accusera d'avoir
peur, et je serai forcé peut-être de me battre avec lui
pour lui prouver que je ne suis point un lâche.
—Dieu nous préserve d'un pareil incident! m'écriai-je.
Il vous faut éviter à tout prix la nécessité de vous couper
la gorge avec un de vos meilleurs amis. Mais je ne
crois pas qu'il y mette la violence et la brutalité que vous
supposez. Une franche et loyale explication de vos idées,
de vos principes et de vos résolutions, lui fera juger plus
sainement de votre caractère.
—Malheureusement, reprit Horace, Jean n'a ni idées
ni principes. Ses résolutions ardentes sont le résultat de
ses instincts belliqueux, de son tempérament sanguin,
comme vous diriez. Il ne me comprendra pas, et il
m'accusera, et puis il y a un danger beaucoup plus grave
que celui de l'irriter et de croiser l'épée avec lui: c'est
le bruit qu'il va faire de ma prétendue défection parmi
ses compagnons, bousingots, braillards et tracassiers,
qui ne savent que déclamer dans les estaminets, détonner
la Marseillaise, échanger quelques horions avec les
sergents de ville, et se dissiper avec la fumée du premier
coup de fusil. Je suppose que leurs folles entreprises
réussissent, que le peuple prenne parti pour eux et avec
eux un beau matin, que le gouvernement bourgeois soit
culbuté, et qu'un essai de république commence; ces
jeunes gens-là, véritables mouches du coche, vont se
faire passer pour des héros. Il y a tant de charlatanisme
en ce monde, et les mouvements révolutionnaires favorisent
si bien cette sale puissance, qu'on les proclamera
peut-être les sauveurs de la patrie. Ils auront donc un
pied à l'étrier; et moi je serai rejeté bien loin, et taxé
par eux de m'être caché dans les caves au jour du danger.
Voyez! les choses les plus bouffonnes ont parfois
des résultats sérieux. Savez-vous que les principaux chefs
de l'opposition de 1830 ont perdu beaucoup de leur influence
sur les masses pour avoir désavoué l'émeute au 27 juillet,
et pour avoir à peine compris, le 28, que c'était une révolution?
A plus forte raison, moi, jeune homme obscur,
qui n'ai encore pour m'étayer et me développer que ce
misérable noyau d'étudiants bousingots, serai-je entaché
et comme flétri, au début de ma carrière, par les souvenirs
arrogants et les accusations stupides de ces gens-là?
Qu'en pensez-vous? Voilà ce que je vous demande.
—Je vous répondrai, mon cher Horace, que tout est
possible, mais qu'il y a un moyen sûr d'échapper à de
pareilles accusations: c'est d'être logique, et de ne prendre
part à aucune action violente, le lendemain beaucoup
moins encore que la veille. Vous êtes philosophe comme
moi, ou révolutionnaire comme l'ami Jean. Il n'y a pas
de terme moyen. Si vous conservez vos rêves d'ambition,
vous avez besoin de l'opinion des masses. Vous n'avez
encore pour milieu qu'une coterie; il faut plaire à cette
coterie, marcher avec elle, et lui obéir afin de la convaincre,
de l'éblouir et de la dominer plus tard. Si vous
pensez comme moi, que le moment n'est pas venu pour
les hommes sérieux de voir réaliser leurs principes; si
vous croyez (comme vous l'avez dit en commençant cette
conversation) que les entreprises où l'on vous pousse
compromettent la cause de la liberté, il faut être bien
résolu d'avance à ne pas chercher des avantages personnels
dans un résultat inespéré. Il faut remettre votre carrière
politique à des temps plus éloignés. Vous êtes jeune,
vous verrez peut-être arriver le triomphe de la civilisation
par des moyens conformes à vos principes de morale.»
Horace ne me répondit rien, et revint avec moi tout
rêveur et tout triste. En arrivant à ma porte, il me remercia
de mes avis, les déclara logiques et rationnels,
et me quitta sans me dire à quel parti il s'arrêtait. Je
partais le lendemain matin.
Dans la soirée, inquiet de la manière dont nous nous
étions séparés, et craignant qu'il ne se portât à quelque
résolution dangereuse, j'allai chez lui, mais je ne le
trouvai pas, et M. Chaignard me dit de l'air le plus gracieux:
«M. Dumontet est parti pour là province depuis une
heure, il a reçu une lettre de ses parents; madame sa
mère est à l'extrémité. Le pauvre jeune homme est parti
tout bouleversé. Il m'a laissé la moitié de ses effets en
dépôt. Sans doute il reviendra dans peu de jours.»
Je montai chez Laravinière. «Avez-vous vu Horace?
lui demandai-je—Non, me dit-il; mais Louvet l'a vu
monter en diligence d'un air aussi peu affligé que s'il
allait hériter d'un oncle, au lieu d'enterrer sa mère.
—Vraiment, vous le haïssez trop, m'écriai-je; vous êtes
cruel pour lui; Horace est un bon fils, il adore sa mère.
—Sa mère! répondit Jean en levant les épaules; elle
n'est pas plus malade que vous et moi.»
Il ne voulut pas s'expliquer davantage.
XXV.
Le choléra fit assez de ravages dans la ville voisine de
nos campagnes; mais il ne passa point la rivière, et les
habitants de la rive gauche, desquels nous faisions partie,
furent préservés. Dans l'attente d'une irruption toujours
possible, je restai dans ma petite propriété, voyant tous
les jours la famille de Chailly, dont le château était situé
à la distance d'un quart de lieue, et veillant avec sollicitude
sur ma vieille amie la comtesse, et sur ses petits-enfants
dont elle était beaucoup plus occupée que leur
mère, la merveilleuse vicomtesse Léonie. Cette dernière,
quoique fort bienveillante pour moi dans ses manières,
me déplaisait de plus en plus. Ce n'est pas qu'elle manquât
d'esprit, ni de caractère. Elle avait certaines qualités
brillantes à l'extérieur, qui attiraient également les
gens très-affectés et les gens très-ingénus: ceux-ci, la
prenant de bonne foi pour la femme supérieure qu'elle
voulait être, et ceux-là souscrivant à ses prétentions,
moyennant une convention tacite, passée avec elle, d'être
reconnus pour hommes supérieurs eux-mêmes. Elle avait
à Chailly comme à Paris, une petite cour assez ridicule,
et même plus ridicule qu'à Paris; car elle la recrutait de
plusieurs gentilshommes campagnards, élégants frelatés
dont elle se moquait cruellement avec les élégants de
meilleur aloi qu'elle avait amenés de Paris. Ces pauvres
jeunes gens du cru se guindaient pour être à la hauteur
de son bel esprit, et n'en étaient que plus sots; mais ils
montaient à cheval avec elle, la suivaient à la chasse,
bourdonnaient sur sa piste; où papillonnaient autour de
son étrier, sans s'apercevoir qu'ils n'étaient accueillis
que pour faire nombre au cortège, et afin que les femmes
de la province eussent à dire, avec dépit, que la vicomtesse
accaparait tous les hommes du département.
La comtesse, habituée à la haute tolérance de la
bonne compagnie, menait une vie à part dans le château.
Elle surveillait les enfants, les précepteurs et gouvernantes,
les travaux de la terre et l'ordre de la maison.
Alerte et vigilante, malgré son grand âge, elle était si
nécessaire à l'indolente Léonie, qu'elle en obtenait des
égards et des gracieusetés où l'affection n'entrait cependant
pour rien. Le vicomte, son fils, était un personnage
fort nul, indulgent par insouciance, et très-disposé à
tout permettre à sa femme à condition qu'elle ne le gênerait
en rien. Riche et borné, il était plus occupé à dépenser
son bien avec des demoiselles de l'Opéra qu'à le
faire prospérer avec sa mère. Il était presque toujours à
Paris, et, pour se faire pardonner ses absences un peu
équivoques, il s'acquittait scrupuleusement des nombreuses
emplettes de toilette dont le chargeait la vicomtesse.
C'était là le véritable lien conjugal entre eux, et le
secret de leur bonne intelligence. Le pauvre homme
aimait ses enfants instinctivement, et sa mère avec plus
de tendresse qu'il n'en avait jamais eu pour personne;
mais il ne la comprenait pas, et il était incapable de
donner à ses enfants une bonne direction. Tout dans
cette famille respirait extérieurement l'union et l'harmonie,
quoique en réalité ce ne fût pas une famille, et que,
sans le dévouement absolu et infatigable de la veille
femme qui en était le chef et la providence, il n'eût pas
été possible aux autres de vivre vingt-quatre heures sous
le même toit.
J'étais depuis peu de jours dans le pays, lorsque je
reçus un billet d'Horace, daté de sa petite ville, «Ma
mère est sauvée, me disait-il. Je retourne à Paris la semaine
prochaine; je passe à vingt lieues de chez vous.
Si vous y êtes encore, je puis faire un détour et aller
causer avec vous quelques heures sous les tilleuls qui vous
ont vu naître. Un mot, et je trace mon itinéraire en conséquence.»
Eugénie fit une petite moue quand je lui dis que j'avais
répondu à ce billet par une invitation empressée; mais
lorsque Horace arriva, elle ne lui en fit pas moins les
honneurs de notre humble manoir avec l'obligeance digne
et simple dont elle ne pouvait se départir.
Madame Dumontet n'avait pas été aussi gravement malade
que son mari l'avait écrit à Horace sous l'influence
d'une première inquiétude. Le choléra n'avait pas été par
là, et Horace avait trouvé sa mère presque rétablie; mais
il n'avait pu s'arracher tout à coup des bras de ses parents,
et s'il eût voulu les croire, il aurait passé avec
eux le reste de l'été.
«Mais cette petite ville m'est devenue intolérable, dit-il,
et j'ai senti cette fois plus vivement que jamais que
j'en ai fini avec mon pauvre pays. Quelle existence, mon
ami, que cette économie sordide à l'abri de laquelle on
végète là, sans honneur, sans jouissance et sans utilité!
Quelles gens que ces provinciaux, envieux, ignares, encroûtés
et vains! S'il me fallait rester parmi eux trois
mois entiers, je vous jure que je me brûlerais la cervelle.»
Le fait est que les habitudes modestes, l'esprit de
contrôle un peu taquin, et l'obscurité un peu forcée des
petites villes, étaient inconciliables avec les goûts et les
besoins que l'éducation avait créés à Horace. Ses bons
parents avaient tout fait pour qu'il en fût ainsi, et cependant
ils étaient naïvement stupéfaits du résultat de
leur ambition. Ils ne comprenaient rien aux énormes dépenses
de ce jeune homme qu'ils voyaient si dédaigneux
des plaisirs de leur endroit, le bal public, le café, les
actrices ambulantes, la chasse, etc. Ils s'affligeaient de
l'ennui mortel qui le gagnait auprès d'eux, et qu'il n'avait
pas la force de leur cacher. Son intolérance pour leur
prudence en matière de politique, son mépris acerbe
pour leurs vieux amis, son dégoût devant les caresses
et les avances des parents campagnards, sa mélancolie
sans cause avouée, ses déclamations contre le siècle de
l'argent (avec de si grands besoins d'argent), son humeur
sombre et inégale, ses mystérieuses réticences
lorsqu'il était question de femmes, d'amour ou de mariage,
c'étaient là autant de chagrins profonds et dévorants
pour eux, et surtout pour la pauvre mère, qui
voulait découvrir en lui quelque cause de malheur exceptionnel,
inouï, ne voyant pas que les autres enfants de
sa province, élevés comme lui, maudissaient comme lui
leur sort.
Quelques heures d'entretien avec Horace m'apprirent
toute l'anxiété de sa famille, tout l'ennui qu'il en avait
ressenti, et tous les torts qu'il avait eus, quoiqu'il ne
me les avouât qu'en les présentant comme des conséquences
inévitables de sa position. Il était obsédé des
questions inquiètes que son père s'était permis de lui
faire sur ses études et sur ses projets. Il était supplicié
par les recommandations et les instances de sa mère,
relativement à son travail et à sa dépense. Enfin, après
avoir récriminé, déclamé, pleuré de rage et de tendresse
en me peignant l'amour aveugle et inintelligent des chers
et insupportables auteurs de ses jours, il conclut à un
besoin immodéré de se distraire, afin de secouer tous
ses dégoûts, et il me demanda de le mener au château
de Chailly, où il avait appris qu'une belle partie de
chasse se préparait.
Une heure après, il fut invité par la comtesse elle-même,
qui vint, au milieu de sa promenade, se reposer
un instant chez moi, comme elle le faisait souvent. Elle
avait compris Eugénie au premier coup d'oeil, et avait
conçu pour elle une bienveillante sympathie. Horace fut
frappé de l'amicale familiarité avec laquelle cette grande
dame s'assit auprès de la fille du peuple, de la maîtresse
du carabin, et lui parla simplement et affectueusement.
Il remarqua aussi le bon sens et la dignité
qu'Eugénie mit dans cet entretien avec la comtesse. A
partir de ce jour il eut pour elle un respect qui se démentit
rarement, et abjura presque toutes ses anciennes
préventions.
L'arrivée d'Horace au château fut une bonne fortune
pour la vicomtesse, qui commençait à s'ennuyer de son
entourage, et qui se souvenait d'avoir trouvé de l'esprit
et de l'originalité à ce jeune homme. Elle lui fit d'agréables
reproches de l'avoir négligée à Paris.
«Vous avez trouvé notre maison ennuyeuse, lui dit-elle
avec ce ton où la flatterie tenait de si près à la moquerie
qu'il était difficile de savoir jamais laquelle des
deux l'emportait; nous le serons peut-être moins ici; et
d'ailleurs à la campagne, on est moins difficile.
—C'est cette considération qui m'a donné le courage
de me présenter devant vous, Madame,» répondit
Horace avec une humilité impertinente qui ne fut pas
mal reçue.
La vicomtesse ne se connaissait pas plus en véritable
esprit qu'en véritable mérite. Elle ne cherchait dans un
homme qu'une seule capacité, celle qui consiste à savoir
louer et aduler une femme. Au premier coup d'oeil elle
se rendait compte de l'effet qu'elle pouvait produire sur
l'esprit d'un nouveau venu; et s'il n'y avait pas de prise
pour elle sur cet esprit-là, elle ne se donnait point de
peine inutile, et le traitait tout de suite en ennemi. En
cela consistait tout son tact. Elle ne se compromettait
vis-à-vis de personne, et ne reculait devant aucune inimitié.
Elle savait se faire assez de partisans pour ne pas
craindre les adversaires. Pour juger les hommes qui
l'approchaient, elle n'avait donc qu'un poids et qu'une
mesure: quiconque ne l'appréciait pas était tenu, sans
retour et sans appel, pour un butor, un cuistre ou un
sot; quiconque la remarquait et cherchait à se faire remarquer
par elle, était noté et enrôlé d'avance dans la
brigade de ses favoris ou de ses protégés. Les manières
timides, l'émotion d'un jeune adorateur, lui plaisaient;
mais l'audace d'un fat entreprenant lui plaisait davantage.
Froide et maladive, elle ne pouvait pas être tout à
fait galante; mais elle était coquette et dissolue à sa manière,
et donnait de prétendus droits sur son coeur,
toutes sortes d'espérances, et du minces faveurs, à plusieurs
hommes à la fois, tout en ayant l'habileté de faire
croire à chacun, qu'il était le premier et le dernier qu'elle
eût aimé ou qu'elle dût aimer. Comme il n'est point de
méchant caractère qui n'ait, comme on dit, les qualités
de ses défauts, on pouvait dire, à sa louange, qu'elle
n'avait pas d'hypocrisie avec le monde, et qu'elle n'affectait
pas les principes qu'elle n'avait pas. Elle montrait
beaucoup d'indépendance dans ses idées et d'excentricité
dans sa conduite. Elle ne croyait à aucune vertu;
mais, ne blâmant aucun vice, elle parlait des autres
femmes avec plus de loyauté que ne le font ordinairement
les femmes du monde. Elle le faisait sans ménagement
et sans malice, ne se piquant pas de pudeur à cet
égard, et n'en ayant pas plus que de passion.
Horace ne songea pas même à douter de cette supériorité
féminine qui recherchait son hommage. Il l'accepta
d'emblée, non-seulement parce qu'elle était riche, patricienne,
courtisée et parée, et que tout cela était neuf
et séduisant pour lui, mais encore parce qu'il avait absolument
la même manière de juger les gens, et de les
prendre, comme elle, en affection ou en antipathie selon
qu'il était goûté ou dédaigné. Dès le premier jour où le
regard de la vicomtesse avait croisé le sien, ce mutuel
besoin de l'admiration d'autrui qui les possédait s'était
manifesté. Leurs vanités réciproques s'étaient prises corps
à corps, se défiant et s'attirant comme deux champions
avides de mesurer leurs forces et de se glorifier aux dépens
l'un de l'autre.
La vicomtesse songea toute la nuit aux trois toilettes
qu'elle ferait le lendemain. D'abord elle apparut dès le
matin sur le perron, en robe de chambre si blanche, si
fine, si flottante, qu'elle rappelait Desdemona chantant
la romance du Saule. Puis, pendant qu'on apprêtait les
chevaux, elle se costuma en amazone du temps de
Louis XIII, risquant une plume noire sur l'oreille, qui
eût été de mauvais goût au bois de Boulogne, et qui était
fort piquante et fort gracieuse au fond des bois de
Chailly. Au retour de la chasse, elle fit une toilette de
campagne d'un goût exquis, et se couvrit de tant de
parfums qu'Horace en eut la migraine.
Quant à lui, il s'était levé avant le jour pour s'équiper
en chasseur convenable, et grâce à ma garde-robe,
il s'improvisa un costume qui ne sentait pas trop le basochien
de Paris. Je le prévins que mon cheval était un
peu vif, et l'engageai à le traiter doucement. Ils partirent
en assez bonne intelligence; mais quand le cavalier
fut sous le feu des regards de la châtelaine, il ne
tint compte de mes avis, et eut de rudes démêlés avec
sa monture. La galerie remarqua qu'il ne savait nullement
gouverner un cheval.
«Vous montez en casse-cou, mon cher, lui cria familièrement
le comte de Meilleraie, adorateur principal de
la vicomtesse; vous vous ferez écraser contre la muraille.»
Horace trouva la leçon de mauvais goût, et, pour
prouver qu'il la méprisait, il fit cabrer son cheval avec
rage. Il était hardi et solide, quoiqu'il eût peu de leçons
de manège, et sachant bien qu'il ne pouvait lutter
d'art et de science avec les écuyers expérimentés et pédants
qui entouraient la vicomtesse, il voulut du moins
les éclipser par son audace. Il réussit à effrayer la dame
de ses pensées, au point qu'elle le supplia en pâlissant
d'avoir plus de prudence. L'effet était produit, et le
triomphe d'Horace sur tous ses rivaux fut assuré. Les
femmes prisent plus le courage que l'adresse. Les hommes
soutinrent que c'était un genre détestable, et qu'aucun
d'eux ne voudrait prêter son cheval à un pareil fou;
mais la vicomtesse leur dit qu'aucun d'eux n'oserait faire
de pareilles folies et risquer sa vie avec autant d'insouciance.
Comme elle voyait fort bien que toute cette crânerie
d'Horace était en son honneur, elle lui en sut un
gré infini, et s'occupa de lui seul tout le temps de la
chasse. Horace l'y aida merveilleusement en ne la quittant
presque pas, et en montrant pour la chasse en elle-même
toute l'indifférence qu'il y portait. Il ne savait pas
plus chasser que manier un cheval, et comme il n'y eût
fait que des fautes, il affecta un profond mépris pour
cette passion grossière.
«Pourquoi êtes-vous donc venu? lui dit madame de
Chailly, qui voulait provoquer une réponse galante.
—J'y viens pour être auprès de vous,» répondit-il
sans façon.
C'était plus que n'avait attendu la vicomtesse. Mais les
circonstances servaient bien Horace; car cette brusque
déclaration qu'il lui jetait à la tête, et qu'un peu plus de
savoir-vivre lui eût fait tourner plus délicatement, sembla
à celle qui la recevait l'effet d'une passion violente et
prête à tout oser. Cette femme, d'une beauté contestable
et d'un coeur problématique, n'avait jamais été aimée. On
l'avait attaquée et poursuivie par curiosité ou par amour-propre.
Jamais on ne l'avait désirée, et elle ne désirait
rien tant elle-même que d'inspirer un amour emporté,
dût-il compromettre la réputation de délicatesse, de goût
et de fierté qu'elle avait travaillé à se faire. Elle espérait
peut-être qu'un tel amour éveillerait en elle les émotions
d'un enthousiasme qu'elle ne connaissait pas. Mais ce
qu'il y a de certain, c'est que son imagination était satisfaite
à tous autres égards; que sa vanité était blasée sur
les triomphes de l'esprit et de la coquetterie, et qu'elle
n'avait jamais éprouvé les transports que la beauté
allume et que la passion entretient. Elle était lasse d'adulations,
de soins et de fadeurs. Elle voulait voir faire des
folies pour elle; elle voulait, non plus de l'excitation, mais
de l'enivrement, et Horace semblait tout disposé à ce rôle
d'amant furieux et téméraire dont la nouveauté devait
faire cesser la langueur et l'ennui des vulgaires amours.
Cette pauvre femme avait eu cependant un ami dans
sa vie, et elle l'avait conservé. C'était le marquis de
Vernes, qui, à l'âge de cinquante ans, avait été son premier
amant. Il y avait de cela une vingtaine d'années, et
le monde ne l'avait pas su, ou n'en avait jamais été certain.
Ami de la maison, ce roué habile avait profité des
premiers sujets de dépit que l'infidélité du vicomte de
Chailly avait donnés à sa femme. Il avait été le confident
des chagrins de Léonie, et il en avait abusé pour séduire
une enfant sans expérience, qui le regardait comme un
père et se fiait à lui. Jusque-là cette infortunée n'avait eu
d'autre défaut que la vanité; cet affreux début dans la
vie, avec un vieux libertin, développa des vices dans son
coeur et dans son intelligence. Elle eut horreur de sa
chute, se sentit avilie, et se crut perdue à jamais, si, à
force de science et de coquetterie, elle ne parvenait à
s'en relever. Le marquis l'y aida; non qu'il fût accessible
au remords, mais parce que, dans l'espèce de morale
qu'il s'était faite de ses vices, il tenait à honneur de ne
pas flétrir une femme aux yeux du monde et aux siens
propres. C'était un homme singulier, mystérieux, profond
en ruses, et d'une dissimulation froide, au milieu de
laquelle régnait une sorte de loyauté. Né pour la diplomatie,
mais éloigné de cette carrière par les événements
de sa vie, il avait fait servir sa puissance secrète à satisfaire
ses passions, non sans vanité, du moins sans scandale.
Par exemple, il se piquait d'être ce que les femmes
du monde appellent un homme sûr; et bien qu'à son regard
doucereusement cynique, à ses propos délicatement
obscènes, à son ton finement dogmatique en matière de
galanterie, on reconnût en lui le libertin supérieur, le
débauché de premier ordre, jamais le nom d'une de ses
maîtresses, fût-elle morte depuis quarante ans en odeur
de sainteté, ne s'était échappé de ses lèvres; jamais une
femme n'avait été compromise par lui. Éconduit, il ne
s'était jamais plaint; trahi, il ne s'était jamais vengé.
Aussi le nombre de ses conquêtes avait été fabuleux,
quoiqu'il eût toujours été fort laid. N'aimant point par le
coeur, et sachant bien qu'il ne devait ses triomphes qu'à
son adresse, il n'avait jamais été aimé; mais partout il
s'était rendu nécessaire, et avait conservé ses droits plus
longtemps que ne le font les hommes qu'on aime, et qui
nuisent à la réputation et au repos. Tant qu'il désirait, il
était le persécuteur le plus dangereux du monde, et fascinait
par une audace persévérante et glacée. Dès qu'il
possédait, il redevenait non-seulement inoffensif, mais
encore utile et précieux. Il se conduisait généreusement,
faisait les actes du dévouement le plus délicat, travaillait
à réparer l'existence de la femme qu'il avait souillée, en
un mot, relevait en public, par sa tenue, ses discours et
sa conduite, la réputation de celle qu'il avait perdue en
secret. Il faisait tout cela froidement, systématiquement,
soumettant toutes ses intrigues à trois phases bien distinctes,
tromper, soumettre et conserver. Au premier
acte, il inspirait la confiance et l'amitié; au second, le
honte et la crainte; au troisième, la reconnaissance et
même une sorte de respect: bizarre résultat de l'amour
à la fois le plus déloyal et le plus chevaleresque qui soit
jamais passé par une cervelle humaine.
La vicomtesse Léonie avait été une des dernières victimes
du marquis. Désormais elle était la femme à laquelle
il se montrait le plus dévoué. Le drame immonde
de la séduction avait été aussi plus sérieux pour lui, avec
elle, qu'avec la plupart des autres. Il n'avait pas trouvé
chez elle le moindre entraînement, et il avait été forcé
d'attaquer et de flatter sa vanité, plus ingénieusement et
plus patiemment peut-être qu'il ne l'avait fait de sa vie.
Sa triste victoire avait excité chez Léonie un dégoût profond,
un ressentiment amer, voisin de la haine et de la
fureur. Elle l'avait menacé de dévoiler sa conduite à sa
famille, de demander vengeance à son mari, même de se
faire justice elle-même en le poignardant. Cette réaction
violente n'était pas chez elle l'effet de la vertu outragée,
mais celui de la vanité blessée et humiliée. Elle, si hautaine
et si éprise d'elle-même, appartenir à un homme
vieux, laid et froid! Elle en faillit mourir, et ce fut là le
le plus grand chagrin de sa vie. Le marquis en fut effrayé,
lui qui ne l'avait jamais été; aussi travailla-t-il à la rassurer
et à la relever à ses propres yeux avec un soin et un
zèle qui dépassaient tous ses miracles précédents en ce
genre. Pour rien au monde il n'eût voulu laisser dans
une âme si dédaigneuse et si vindicative un souvenir
odieux. Il alla jusqu'à jouer le remords, le désespoir et la
passion, et il le fit si bien, que la vicomtesse crut être le
premier amour de ce vieillard blasé. Son premier soin
fut de lui trouver et de lui donner un amant qui consolât
son amour-propre, et il y parvint sans que cet homme se
doutât de son plan et s'aperçût de son concours. Léonie
ne savait pas que le marquis avait agi ainsi avec toutes les
femmes dont il avait voulu rester l'ami; et puis il fit pour
elle cette différence, qu'avec les autres il avait parlé en
philosophe du dix-huitième siècle, et qu'avec elle il parla
en héros du dix-neuvième. Il feignit de se sacrifier, de
s'arracher le coeur en se donnant un rival; et comme elle
aimait à se croire capable d'inspirer un sentiment sublime,
elle accepta le rôle nouveau qu'il venait de créer
pour elle. De son côté, il y goûta le plaisir d'inspirer une
reconnaissance exaltée; et ils jouèrent ensemble cette comédie
tout le reste de leur vie. Il fut le confident résigné
de tous ses caprices et l'entremetteur sentimental de
toutes ses intrigues. Trop vieux désormais pour prétendre
au partage, il s'en consola en se voyant prôné et cajolé
ouvertement par une femme qui eût rougi d'avouer l'origine
de leur intimité, mais qui le déclarait l'homme le
plus remarquable, le plus grand esprit, et le plus beau
caractère qu'elle eût jamais rencontré. Les femmes de
seconde et de troisième jeunesse, qui avaient connu le
marquis à leurs dépens, n'étaient pas dupes de cette
amitié filiale; mais elles ne se vantaient pas d'en avoir
deviné la cause; et lorsqu'il arrivait à quelqu'une d'entre
elles de dire amen à tous les éloges que décernait Léonie
au marquis, c'était quelque chose d'assez curieux que la
contenance chaste et calme de ces deux femmes qui espéraient
se tromper réciproquement, et qui savaient très-bien
l'amer secret l'une de l'autre.
Il ne fallut qu'une journée au marquis pour deviner le
penchant de la vicomtesse pour Horace. Comme, au
point de vue de la prudence, qui est toute la morale du
monde, il ne lui avait jamais donné que de bons conseils,
il vit d'abord cette inclination d'un mauvais oeil. Il
ne pouvait pas suivre la chasse; mais il lut sur le front
du jeune roturier, lorsqu'au retour celui-ci aida la vicomtesse
à descendre de cheval, que ses espérances avaient
couru le grand galop. Il pénétra dans les appartements de
Léonie pendant qu'elle se faisait coiffer par une de ces
soubrettes comme il en reste peu, devant lesquelles on
ne se gêne pas. Assister à la toilette des dames était un
privilège de l'ancien régime auquel l'âge du marquis l'autorisait
encore.
«Ah ça! ma chère enfant, dit-il à Léonie, j'espère
que si vous vous coiffez pour ce beau brun qui nous est
tombé des nues, vous n'allez pas du moins vous coiffer
de lui. C'est un garçon de bonne mine, et qui cause bien,
j'en tombe d'accord; mais c'est un homme qui ne vous
convient pas.
—Comme je suis habituée à vos plaisanteries, je ne
me défendrai pas de cette supposition, répondit la vicomtesse
en riant; mais dites-moi toujours pourquoi cet
homme-là ne me conviendrait pas.
—Vous le savez bien, vous la femme la plus clairvoyante
et la plus perspicace de la terre.
—Ma perspicacité ne m'a rien dit; car je n'ai pas fait
à lui la moindre attention.
—En ce cas, je vais vous le dire, reprit le marquis, à
qui ce mensonge n'en imposait nullement: ce monsieur-là
est un homme de rien, un être commun, une espèce
en un mot.
—Cher ami, ceci n'a pas de sens pour moi, dit la
vicomtesse; vous oubliez toujours que je date mes opinions
et mes idées d'après la révolution.
—Je date d'auparavant, et je n'ai cependant pas plus
de préjugés que vous, ma chère vicomtesse; mais il y a
des faits, et je les observe. Les gens d'une certaine classe
peuvent avoir des qualités qui nous manquent; mais ils
ont aussi des défauts que nous n'avons pas, et qui ne
peuvent pas transiger avec les nôtres. Je ne leur refuse
ni le talent, ni l'instruction, ni l'énergie; mais je leur refuse
positivement le savoir-vivre.
—Est-ce que ce garçon en a manqué? dit la vicomtesse
d'un air distrait; je n'y ai pas pris garde.
—Il n'en a pas manqué encore; il n'en manquera pas,
tant qu'il ne s'agira que de se tenir parmi vos humbles
serviteurs. Il ne pourrait, dans cette situation, que manquer
parfois d'usage, et vous savez que je n'attache pas
d'importance à de telles misères; mais si vous releviez à
une hauteur pour laquelle il n'est point fait, vous le verriez
bientôt, comme tous ses pareils en pareil cas, manquer
de tact, de réserve, de goût et de tenue, et vous
auriez bientôt à rougir de lui.
—Mais vraiment, s'écria la vicomtesse avec un rire
forcé, vous en parlez comme d'une chose arrêtée dans
ma pensée, et je n'ai pas seulement songé à regarder
comment il a le nez fait.»
Horace avait dans le marquis un dangereux adversaire,
et, s'il s'en fût douté, il l'aurait certainement indisposé
encore plus par sa hauteur et ses bravades. Mais
le pauvre enfant était trop candide pour soupçonner l'empire
qu'exerçait le vieux roué sur l'esprit de sa belle
vicomtesse. Il s'en méfiait si peu, qu'il céda à cette bienveillante
admiration que lui inspiraient les gens de qualité.
Malgré tout son républicanisme, Horace était aristocrate
dans l'âme. On pouvait lui appliquer le mot pittoresque
du Misanthrope: «La qualité l'entête.» Il éprouvait
pour ce monde-là une tolérance politique sans bornes,
une sympathie de nature. Il ne pouvait voir un crime
dans les habitudes d'élévation et de grandeur, lui qui
était dévoré du besoin de ces choses, et qui se sentait fait
pour en prendre sa part. Il admirait donc la bonne compagnie
sans la respecter; il désirait s'y mettre à l'unisson
par ses manières, et il s'y essayait avec la pleine confiance
d'y réussir bien vite. Cette facilité à se transformer, cette
absence de raideur et de crainte, lui donnaient véritablement
un grand charme. Il faisait vingt gaucheries dont
pas une ne déplaisait, parce qu'il s'en apercevait le premier
et en riait de bonne grâce, ne demandant pas pardon
d'ignorer ce qu'on ne lui avait pas appris, déclarant
à qui voulait l'entendre qu'il n'avait jamais vu le monde,
et ne montrant ni fausse honte ni sot orgueil. Le laisser-aller
de la campagne venait à son secours. La vicomtesse
affectait de pousser ce sans-gêne aussi loin qu'il était possible,
et de friser le mauvais ton dans son enjouement
avec une mesure toujours exquise. Elle riait de tout son
coeur des maladresses du nouveau venu, après les avoir
bien provoquées; mais elle n'en riait que devant lui et
avec lui; et il mettait de son côté tant de bonhomie et
d'ouverture de coeur, que, malgré toutes les préventions
de l'entourage, il gagna en un jour toutes les sympathies,
même celle du comte de Meilleraie, qui ne prit de lui
aucun ombrage, se confiant dans la supériorité de ses
belles manières. Par malheur, le comte attribuait à ces
manières une importance dont la vicomtesse ne faisait
plus aucun cas depuis douze heures. Horace était cent
fois plus aimable, avec sa tenue étourdie et dégagée, que
le comte avec son dandysme et son dandinage. Ce dernier
mot fut celui dont elle se servit pour expliquer à Horace,
qui le lui demandait naïvement, ce que signifiait
littéralement le premier.
Malgré la fatigue de la journée, on veilla longtemps au
salon; à minuit on prit le thé, et à deux heures du matin
on causait encore avec animation autour de la table chargée
de fruits et de friandises sur lesquels Horace faisait
main basse sans cérémonie. Le comte de Meilleraie, qui
savait combien Léonie était romantique (au point de déclarer
que lord Byron, qu'elle n'avait jamais vu, était le
seul homme qu'elle eût aimé), se réjouissait de voir celui
qui l'avait inquiété le matin se présenter sous un aspect
aussi prosaïque. Il le bourrait de pâtisseries et de confitures,
enchanté de voir la vicomtesse rire aux éclats de
cette voracité d'écolier, et plein d'amicale gratitude pour
Horace, qui se prêtait si bien à ce rôle d'homme sans
conséquence. Mais la vicomtesse riait pour la première
fois de sa vie sans ironie; elle comprenait qu'Horace se
dévouait à la divertir pour être admis, n'importe à quel
prix, dans son intimité. Elle l'avait entendu parler mieux
qu'aucun des hommes par lesquels il se laissait maintenant
plaisanter; elle l'avait vu à la chasse franchir des
fossés et des barrières devant lesquels tous avaient reculé,
parce qu'il y avait en effet dix chances contre une
de s'y briser. Elle savait donc qu'il était supérieur à eux
tous en esprit et en courage. Avec ces avantages-là, accepter
le dernier rôle pour lui faire plaisir, c'était, selon
elle, un acte de dévouement admirable et la preuve d'un
amour sans bornes.
XXVI.
Mais celui qui, après elle, se laissa le plus gagner à
l'apparente bonhomie d'Horace, fut son antagoniste déclaré,
le vieux marquis de Vernes. Avec celui-là, Horace
ne joua pas de rôle; il s'engoua sur-le-champ de ce caractère
de grand seigneur, de ces gravelures princières,
et de cette insolence leste et brillante qui lui apportaient
un reflet des moeurs d'autrefois. Pour quiconque n'a vu
les marquis du bon temps que sur la scène, voir poser
dans la vie réelle un échantillon de cette race perdue est
une véritable bonne fortune. Horace, sans songer que
les courtisans de la royauté absolue avaient dégénéré dans
leur genre, tout aussi bien que les preux de la féodalité,
crut voir un Lauzun ou un Créqui dans le marquis de
Vernes. Peu s'en fallut qu'il n'y vît, en d'autres moments,
un duc de Saint-Simon. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il se prit pour lui d'un respect et d'une admiration
qui se résumaient dans le désir de l'égaler et de le
copier autant que possible. Horace avait une telle mobilité
d'esprit, il était si impressionnable, qu'il ne pouvait
se défendre de l'imitation. Il n'y avait pas trois jours qu'il
allait au château, que déjà il s'essayait devant nous à
prononcer du bord des lèvres comme le marquis, et qu'il
me conjura de lui donner une des tabatières de mon père
afin de s'exercer à semer élégamment du tabac sur sa
chemise, copiant l'indolence gracieuse du vieillard, aussi
bien que pouvait le faire un étudiant de seconde année,
c'est-à-dire de la façon la plus ridicule du monde. Eugénie
l'en avertit, et le mortifia beaucoup; car il avait oublié
que le modèle était assez près de nous pour ôter à son
plagiat toute apparence d'originalité. Mais il n'en resta
pas moins décidé à singer le marquis devant tous ceux qui
ne pourraient pas faire, comme nous, la comparaison du
maître avec l'écolier.
Grâce à une des anomalies nombreuses de son caractère,
tandis qu'il nous rendait témoins de ses tentatives
d'affectation, à un quart de lieue de là, sous les yeux de
la vicomtesse, il déployait tous les charmes de la simplicité.
Qui eût pu deviner que c'était là encore un rôle, et
toujours une manière d'être arrangée pour l'effet? Horace
avait, certes, une ingénuité réelle; mais il s'en servait et
s'en débarrassait suivant l'occurrence. Quand elle lui
réussissait, il s'y laissait aller, et il était lui-même,
c'est-à-dire adorable. Quand elle lui nuisait, il entrait
dans n'importe quel rôle, avec une facilité inconcevable,
et il dominait quand il n'avait pas affaire à trop forte
partie. Ce jeu-là eût été bien dangereux avec le vieux
marquis, qui en savait plus long que lui, et encore plus
avec la vicomtesse, élève du vieux roué, et capable de
lutter avec avantage contre son maître lui-même. Aussi
Horace, prenant le parti d'être naturel, les séduisit tous
deux. Le marquis n'aimait pas les jeunes gens, bien que,
dans la société des femmes auxquelles il s'était voué, il
fût forcé de vivre sans cesse au milieu d'eux; mais Horace
lui témoigna tant de sympathie, l'écouta si avidement,
s'égaya de si grand coeur à ses vieilles anecdotes,
lui fit tant de questions, lui demanda tant de
conseils, en un mot le prit si aveuglément pour guide et
pour arbitre, que le vieillard, plus vain encore que méchant,
s'engoua de lui à son tour, et déclara, même à la
vicomtesse, que c'était là le plus aimable, le plus spirituel
et le meilleur jeune homme de toute la génération
nouvelle.
Horace, se voyant goûté, se livra entièrement. Il prit
le marquis pour confident, et le conjura de lui enseigner
à plaire à la vicomtesse. Alors il se passa dans l'esprit du
maître quelque chose d'assez étrange; il devint pensif,
sérieux, presque mélancolique, et frappant sur l'épaule
de son élève;
«Jeune homme, lui dit-il, vous me mettez là dans une
situation bien délicate. Donnez-moi quelques heures pour
y songer, et jusqu'à ce soir pour vous répondre.»
Le ton solennel du marquis, auquel il était loin de
s'attendre, enflamma la curiosité d'Horace. D'où vient
que cet homme qui, dans les épanchements railleurs, faisait
si bon marché de toute morale, prenait un air grave
quand il s'agissait de Léonie? Était-elle donc une femme
à part, même aux yeux de ce contempteur de toute pudeur
humaine? Jusque-là elle lui avait semblé dégagée
de préjugés (c'est ainsi qu'elle appelait ce que d'autres
appellent principes), et Horace, qui n'en avait aucun en
fait d'amour, goûtait fort cette manière de voir. Mais de
ce qu'elle n'imposait aucun frein à ses penchants, était-ce
à dire qu'elle pût en avoir d'assez prononcés pour favoriser
un nouveau venu au milieu d'une phalange d'aspirants
mieux fondés en titre? N'avait-elle point fait un
choix parmi ceux-là? Le comte de Meilleraie n'était-il
pas son amant? Était-il possible de le supplanter, et
toutes ces avances qu'on semblait lui faire n'étaient-elles
pas un piège qu'on lui tendait pour le forcer à se ranger
au plus vite parmi les amants rebutés?
Pendant qu'Horace interrogeait ainsi sa destinée, le
marquis rêvait de son côté à la conduite qu'il tracerait à
son jeune ami. Dans ce moment-là, le vieux diplomate
était complètement dupe de son disciple. Il le jugeait si
candide, si passionné, si généreux, qu'il était effrayé des
conséquences de son amour pour une femme aussi habile,
aussi froide, aussi personnelle que l'était la vicomtesse.
Il craignait des orages qu'il ne pourrait plus conjurer; et
comme toute la tactique enseignée par lui à Léonie consistait
à se préserver toujours du scandale, il ne savait
comment concilier l'espèce d'affection qu'il avait réellement
pour elle, et la vive sympathie que l'amour-propre
flatté lui avait fait concevoir pour Horace.
Pour la première fois de sa vie peut-être, il prit le parti
d'être sincère, comme si la franchise d'Horace eût exercé
sur lui le même magnétisme que sa propre rouerie exerçait
sur ce jeune homme.
«Tenez, lui dit-il en parcourant avec lui, au clair de
la lune, les allées désertes du jardin anglais, je vais vous
parler net. Je crois, de toute mon âme, que vous êtes
épris de la vicomtesse, et je ne crois pas impossible qu'elle
vienne à vous écouter. Mais si, malgré vos agitations (et
vos espérances, que je devine fort bien), vous êtes encore
capable d'écouter un bon conseil, vous renoncerez à
pousser votre pointe dans ce coeur-là.
—J'y renoncerai si vous avez de bonnes raisons à me
donner, répondit Horace; et vous n'en devez pas manquer,
monsieur le marquis, car vous avez pesé les vôtres
toute la journée.
—Vous ne voulez pas me croire sur parole, et vous
abstenir, sauf à deviner plus tard mes raisons vous-même?
—Comment pouvez-vous me demander pareille chose,
vous qui connaissez si bien le coeur humain? Plein de foi
en vous, je vous promettrais en vain ce que je ne pourrais
pas tenir.
—Eh bien, je vais tâcher de vous convaincre. Avez-vous
déjà aimé?
—Oui.
~-Quelle espèce de femme?
—Une femme obscure comme moi, mais belle, intelligente
et dévouée.
—Fidèle?
—Je le crois.
—Fûtes-vous jaloux?
—Comme un fou, ou, pour mieux dire, comme un sot.
—Comment l'avez-vous quittée?
—Ne me le demandez pas; j'ai été ridicule ou odieux,
je ne sais pas lequel.
—Mais est-ce fini avec elle?
—Vous voulez me forcer à vous dire une chose dont
le souvenir me navre, et dont vous ne me conseillerez pas
de rire, j'en suis certain: elle s'est suicidée.
—Ah! voilà qui est bien, très-bien, dit le marquis
avec beaucoup de sérieux; je vous félicite. Cela ne m'est
jamais arrivé. Un suicide! C'est superbe cela, mon cher,
à votre âge. Qu'on le sache, et toutes les femmes sont à
vous. Oui-da! vous êtes appelé à une belle carrière!
Puisqu'il en est ainsi, je vous conseille de prendre votre
temps et de choisir. Dites-moi: comment avez-vous pris
ce suicide? avez-vous été très-frappé?
—Monsieur le marquis, dit Horace, ceci passe la plaisanterie.
Je ne conçois pas que vous m'interrogiez sur
un sujet si délicat; mais dussiez-vous me mépriser pour
ma faiblesse, je vous dirai que j'ai été bien près de me
brûler la cervelle. Riez maintenant, si vous voulez.
—Mais vous ne l'avez pas fait? continua le marquis
poursuivant toujours son interrogatoire avec le plus grand
sang-froid. Vous n'avez pas pris des pistolets? Vous ne
vous êtes pas blessé? Allons, dites, vous n'avez pas fait
une pareille niaiserie?»
Horace resta interdit, partagé entre l'indignation que
lui inspirait le calme cynique de son maître, et le besoin
de voir excuser sa propre légèreté. Le marquis reprit
avec la même aisance:
«Vous étiez donc bien amoureux?
—Au contraire, répondit Horace, je ne l'étais pas
assez. C'était une femme trop parfaite: je m'ennuyais de
la vie avec elle.
—Et elle s'est tuée pour vous rattacher à l'existence?
C'est bien beau de sa part. Ah çà! exigez-vous qu'à l'avenir
on se tue pour vous?»
Horace, qui n'avait fait cet aveu amplifié du suicide de
Marthe que par un mouvement de vanité, sentit qu'il
avait fait là une sottise; le marquis l'en avertissait par
ses railleries. Confus et irrité, il se laissa accabler quelques
instants en silence. Enfin, n'y pouvant plus tenir.
«Monsieur le marquis, dit-il, j'espérais mieux de votre
supériorité. Il n'y a pas de gloire à écraser un pauvre
diable quand on est grand seigneur, et un enfant quand
on a des cheveux blancs. Vous me trouvez fat et ridicule
d'aspirer à la vicomtesse. Eh bien, si vous êtes autorisé
à vous moquer de moi...
—Que feriez-vous dans ce cas-là? dit le marquis vivement.
—Que pourrais-je faire vis-à-vis d'une femme et
d'un...
—Et d'un vieillard? dit le marquis en achevant la
phrase d'Horace avec calme. Eh bien, voyons! vous vous
retireriez tout penaud?
—Peut-être que non, monsieur le marquis, répondit
Horace avec énergie; peut-être accepterais-je le défi, sauf
à en sortir vaincu; mais du moins je ne céderais pas
sans combattre.
—A la bonne heure, dit le marquis en lui tendant la
main. Voilà comme j'aime à entendre parler. Maintenant
écoutez-moi. Je ne me moque pas, je vous estime, et je
vous plains; car vous avez encore trop d'illusions et de
fougue pour ne pas jouer à vos dépens la comédie, ou, si
vous voulez que je parle d'une façon plus moderne, le
drame des passions. Vous n'avez pas d'expérience, mon
cher ami.
—Je le sais bien, et c'est pour cela que je vous demandais
conseil.
—Eh bien, je vous conseille de vous en tenir encore
pendant cinq ou six ans aux femmes enthousiastes et
folles qui se tuent par amour ou par dépit. Quand vous
en aurez détruit ou désolé une douzaine, vous serez mûr
pour la grande entreprise, conçue par vous témérairement
aujourd'hui, d'attaquer une femme du monde.
—C'est une leçon? je l'accepte; mais je la veux entière
et sérieuse afin d'en pouvoir profiter. Voyons, sans
dédain, sans méchanceté, Monsieur, une femme du monde
est donc bien forte, bien invincible pour un homme qui
n'est pas du monde?
—Tout au contraire. Rien n'est si facile que de vaincre
comme vous l'entendez la plus forte de ces femmes-là.
Vous voyez que je ne suis ni dédaigneux, ni méchant pour
vous.
—En ce cas... achevez, dites tout.
—Vous le voulez? Apprenez donc qu'il est facile de
triompher des désirs et de la curiosité d'une femme. Ceci
n'est rien. Sans jeunesse, sans beauté, avec quelque esprit
seulement, on y parvient tous les jours. Maie n'être
pas culbuté le lendemain par ce coursier indocile qu'on
appelle la réflexion, voilà ce qui n'est pas donné à tous,
et ce qui demande un certain art. Vous pourriez dès cette
nuit, par surprise, obtenir ce qu'on répute la victoire.
Mais vous pourriez bien aussi être éconduit demain soir,
et rencontrer après-demain votre conquête sans qu'elle
vous rendît seulement un salut.
—En est-il ainsi? sont-ce là leurs façons d'agir?
—Ce sont là leurs droits; qu'y trouvez-vous à redire?
Nous les obsédons; nous violentons leurs pensées, leur
imagination, leur conscience; à force de ruse et d'audace
nous arrachons leur consentement, et elles ne pourraient
pas se raviser au moment où notre désir perd son intensité
avec sa puissance! Elles ne pourraient pas se venger
d'avoir été gagnées au jeu, et prendre leur revanche à la
première occasion! Allons donc! sommes-nous musulmans
pour leur interdire le jugement et la liberté?
—Vous avez raison, et je commence à comprendre.
Mais quelle est donc cette science mystérieuse sans laquelle
on ne peut leur plaire plus d'un jour?
—Eh mais, c'est la science de ne jamais déplaire!
C'est une grande science, croyez-moi.
—Enseignez-la-moi, je veux l'apprendre,» dit Horace.
Alors le vieux marquis, avec une complaisance secrète
pour lui-même et avec le pédantisme de sa vanité satisfaite
par les sacrifices humiliants et les intrigues puériles
d'un demi-siècle de galanterie, exposa longuement ses
plans et sa doctrine à Horace. Il y mit la même solennité
que s'il se fût agi de léguer à un jeune adepte une science
profonde, un secret important à l'avenir des hommes.
Horace l'écouta avec stupeur, et se retira tellement bouleversé
et brisé de tout ce qu'il venait d'entendre, qu'il
en fut malade toute la nuit. Il s'obstinait à admirer le
marquis; mais, malgré lui, il avait été saisi d'un tel dégoût
à la peinture de ces profanations de l'amour, et à
l'idée de ces froides machinations, qu'il ne put se décider
à retourner au château le lendemain. Il resta trois jours
sous le coup de ces révélations mortelles, ne croyant plus
à rien, regrettant ses illusions avec amertume, rougissant
tantôt de ce monde où il s'était jeté avec tant d'ardeur,
tantôt de lui-même, qu'il sentait si inférieur, dans l'art du
mensonge, et ne songeant plus à la vicomtesse, qu'il
voyait désormais, à travers les analyses sèches et rebutantes
du marquis, comme un cadavre informe sortant
d'un alambic.
Cette absence non préméditée lui fit faire à son insu
bien du chemin dans le coeur de la vicomtesse. Elle avait
arrangé dans sa tête un roman qu'elle ne voulait pas laisser
au premier chapitre. D'une longue-vue placée sur le
perron élevé du château, elle voyait distinctement notre
maisonnette et les prairies environnantes. Elle distingua
Horace se promenant à quelque distance, dans un lieu
découvert touchant à l'extrémité du parc de Chailly. Elle
alla s'y promener comme par hasard, le rencontra, marcha
longtemps avec lui, déploya toutes les grâces de son
esprit, et ne l'amena pourtant pas à lui faire une déclaration.
Horace avait été si frappé des instructions du
marquis, il était si épouvanté de la science qu'il lui avait
donnée, que, malgré l'ivresse de vanité où le plongeaient
les avances sentimentales de Léonie, il se sentit la force
de résister. Il eut cette force bien longtemps, c'est-à-dire
environ trois semaines, phase immense entre deux êtres
qui se désirent mutuellement, et qui ne sont retenus
par aucune considération morale. Peut-être le courage de
ce jeune homme eût offensé et rebuté la vicomtesse s'il
eût persisté davantage. Mais le marquis de Vernes, qui
craignait le choléra tout en feignant de le braver, ayant
ouï dire qu'un cas s'était manifesté sur la rive gauche de
la rivière, prétexta une lettre de son banquier qui le forçait
de retourner à Paris, et partit le jour même. Privé
de son mentor, Horace n'eut plus de force. La vicomtesse,
piquée au vif, se voyant désirée, et ne pouvant
concevoir où un enfant sans expérience prenait l'énergie
de suspendre des poursuites d'abord si vives, avait résolu
de vaincre, et chaque jour elle imaginait de nouvelles
séductions. Cent fois elle le vit prêt à fléchir, et tout à
coup il s'arrachait d'auprès d'elle, ému, bouleversé, mais
n'ayant pas dit un mot d'amour. On s'en tenait à la sympathie,
à l'amitié. La vicomtesse, au milieu de ses plus
délicieux abandons, savait reprendre à temps son sang-froid,
et se tirer des mauvais pas où elle s'était risquée,
avec une présence d'esprit admirable. Horace voyait bien
que, tout en se jetant à sa tête, elle conservait tous ses
avantages. Il attendait vainement qu'elle n'eût plus la
possibilité d'une arrière-pensée; et, quoi qu'il fît, au bout
de trois semaines de coquetteries effrénées, elle ne lui
avait pas dit une syllabe qu'elle ne pût reprendre et interpréter
en sens inverse, au premier caprice de résistance
qui lui passerait par l'esprit. Cette lutte misérable
le faisait horriblement souffrir, et cependant il ne pouvait
s'y soustraire. Il oubliait tout: il ne songeait plus à retourner
à Paris; il n'osait faire savoir à ses parents qu'il
ne les avait quittés que pour s'arrêter à mi-chemin, et,
pour ne pas les affliger par cette preuve d'indifférence, il
les laissait en proie à l'inquiétude d'attendre en vain de
ses nouvelles et d'ignorer ce qu'il était devenu.
Quant à Marthe, il ne semblait pas qu'elle eût jamais
existé pour lui. Absorbé par une seule pensée, jouant
avec stoïcisme son rôle d'insouciant dans la société de la
vicomtesse, s'entourant d'un mystère sombre et bizarre
dans ses tête-à-tête avec elle, et revenant chez nous le
soir, amer et taciturne, il était dévoré de mille furies, et
poursuivait, en faiblissant peu à peu, l'apprentissage de
roué auquel il s'était condamné pour ressembler au marquis
de Vernes.
Après avoir longtemps cherché le côté vulnérable de
cette cuirasse merveilleuse, la vicomtesse trouva enfin le
joint: c'était l'amour-propre littéraire. Elle parvint à lui
faire avouer qu'il était poëte, et lui demanda à voir ses
essais. Horace, n'ayant jamais rien complété, eût été bien
embarrassé de la satisfaire; mais elle manifesta pour le
talent d'écrire un tel enthousiasme, qu'il désira vivement
goûter le poison de ce nouveau genre de flatterie, et se
mit à l'oeuvre. Il y avait bien trois mois qu'il n'avait
trempé une plume dans l'encre pour coudre deux phrases
ou deux vers ensemble. Lorsqu'il fouilla dans les limbes
de son cerveau, il n'y trouva qu'une impression tant soit
peu vive et complète: la disparition de Marthe et son
suicide présumé. Il ne faut pas oublier que cette présomption
était passée à l'état de certitude chez Horace,
depuis qu'il avait fait de l'effet sur deux ou trois personnes,
en leur confiant le tragique secret qui était censé
avoir brisé son âme et désenchanté sa vie. Le sujet était
dramatique; il s'en inspira heureusement. Il fit d'assez
beaux vers, et me les lut avec une émotion qui les faisait
valoir. J'en fus très-ému moi-même. J'ignorais que c'était
la première fois, depuis six semaines, qu'il pensait à
Marthe; il ne m'avait pas confié ses affaires de coeur
avec la vicomtesse; en un mot, j'étais loin de deviner
que les larmes qui coulaient de ses yeux sur son élégie
n'étaient qu'une répétition de la scène qu'il se ménageait
avec Léonie.
Le lendemain marqua son triomphe littéraire et sa défaite
diplomatique auprès de la vicomtesse. Il lui récita
ses vers, qu'il prétendit avoir faits deux ans auparavant;
car il est bon de vous dire qu'il se vieillissait de quelques
années pour ne pas paraître trop enfant dans ce
monde-là. En outre, cette douleur antidatée lui donnait
un aspect plus byronien. Il déclama avec plus de talent
encore qu'il ne m'en avait montré; les sanglots lui coupèrent
la voix au dernier hémistiche. La vicomtesse faillit
s'évanouir, tant elle se donna de peine pour pleurer! Elle
en vint à son honneur, et versa des larmes... de véritables
larmes. Hélas! oui, on pleure par affectation aussi
bien que par émotion vraie. Cela se voit tous les jours,
et c'est encore une découverte physiologico-psychologique
acquise à la science du dix-neuvième siècle, découverte
que j'ai niée longtemps, mais dont j'ai vu des
preuves éclatantes, incontestables, atroces.
Ce qu'il y a d'étrange chez les sujets doués de cette
faculté, c'est qu'ils sont facilement dupés quand ils rencontrent
des natures analogues. Horace savait bien qu'il
pleurait sur Marthe sans la regretter; il ne vit pas qu'il
faisait pleurer la vicomtesse sans l'avoir attendrie. Quand
il contempla l'effet qu'il venait de produire sur elle, la
tête lui tourna: il oublia toutes ses résolutions, toutes
les leçons du marquis. Il se jeta aux pieds de Léonie, et
lui exprima sa passion avec une grande éloquence; car
il était en verve; tous les ressorts de son intelligence
étaient tendus. Il avait encore l'oeil humide, la voix
éteinte, les cheveux agités et les lèvres pâles. La vicomtesse
se crut adorée, et la joie du triomphe la rendit
belle et jeune pendant quelques instants. Mais elle n'était
pas femme à céder un jour trop tôt. Elle voulait,
après avoir pris tant de peine pour être attaquée, faire
sentir le prix de sa prétendue défaite, et prolonger le plus
grand plaisir que connaissent les coquettes, celui de se
faire implorer.
Elle sembla tout à coup faire sur elle-même un puissant
effort, et s'arrachant des bras d'Horace avec toute
la mimique de l'effroi, de la surprise et de la honte, elle
le laissa consterné dans son boudoir, où cette scène venait
d'être jouée, et courut s'enfermer dans sa chambre.
Peut-être croyait-elle qu'Horace forcerait sa porte. Il
n'eut ni cet esprit ni cette sottise. Il quitta le château,
mortellement blessé, se croyant joué, outragé, et en proie
à une sorte de fureur. La vicomtesse ne prit point cette
susceptibilité pour une maladresse. Elle l'observa comme
une preuve d'orgueil immense, et ne se trompa guère.
Elle se félicita donc de son inspiration, voyant bien qu'il
fallait briser cet orgueil pièce à pièce, si elle ne voulait
exposer le sien à de graves atteintes.
Ce jeu égoïste et de mauvaise foi dura encore plusieurs
jours. Horace avait perdu tous ses avantages. Il bouda;
on le ramena, toujours au nom de l'amitié. On consentit
à l'écouter, après l'avoir forcé à parler. On lui imposa
silence quand il eut dit tout ce qu'on désirait entendre.
On le nourrit de refus et d'espérances. On joua la candeur
d'une amitié fraternelle prise à l'improviste, et
bouleversée par l'étonnement, l'inquiétude, la tendre
compassion, le désir généreux et timide de fermer une
blessure qu'on semblait avoir faite involontairement.
Léonie s'en donna à coeur joie; mais, prise dans ses
propres filets, elle fut tout aussi ridiculement trompée
que perfidement hypocrite. Elle s'imagina lutter avec un
amour sérieux, combattre avec un remords encore saignant,
triompher d'un passé terrible. La pauvre Marthe
servit d'enjeu à cette partie. La vicomtesse crut effacer
son souvenir, et ne se douta pas que ce n'était là qu'une
fiction pour l'attirer dans le piège. Qui fut trompé d'Horace
ou de Léonie? Ils le furent tous deux; et le jour où
ils succombèrent l'un à l'autre, leur amour, si tant est
qu'ils eussent ressenti des feux dignes d'un si beau
nom, était épuisé déjà par les fatigues et les ennuis de
la guerre.
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